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Notes de lecture

Dans le même numéro

La créativité de la crise d'Évelyne Grossman

septembre 2020

L’essai littéraire, qui invite à penser l’univers des livres, a une double fonction : aider à trouver une cohérence dans des productions souvent énigmatiques, qui défient l’entendement, et délimiter un territoire dans une abondante production. Signaler ainsi quelles sont les œuvres marquantes, celles qui sont appelées à rester. Autrement dit, l’essayiste dans ce domaine utilise les ouvrages et les auteurs qu’il trouve dignes d’intérêt et tente d’articuler une pensée qui met en valeur les grandes idées qui le traversent au cours de leur fréquentation. Il cherche à percer ce mystère de la fascination qu’exercent certaines œuvres sur notre esprit sans que l’on comprenne toujours bien pourquoi.

Avec son dernier livre, Évelyne Grossman nous en donne un exemple frappant. S’appuyant sur des auteurs dont elle observe les œuvres depuis longtemps, elle étudie les rapports entre crise et écriture, entre déséquilibre et créativité, entre menace du silence et impulsion créative. L’auteure observe le mystère qui lie les moments de dépression à l’acte d’écrire. Grâce à des exemples bien choisis – d’Artaud à Joë Bousquet, en passant par Calaferte et Huguenin –, elle montre combien la crise peut constituer un frein, mais reste surtout le moteur de la création. Aucune écriture marquante ne peut s’élaborer sans se confronter à ce qu’Artaud a appelé « Effondrement ». Ces abîmes sont loin de simples moments de sécheresse de l’inspiration. On parle là d’une blessure profonde, comme une maladie de l’âme qui serait le défi que relève l’écrivain. Avec Barthes à son côté, celui qui a parlé de « crise féconde », Évelyne Grossman interroge la part active qui transforme un être en auteur.

Car si crise il y a, il faut bien déterminer ce qu’elle touche en chacun. Après Barthes, Évelyne Grossman écoute Blanchot, Deleuze et Foucault, attentive aux pensées qui ont désacralisé la présence d’un « auteur-Dieu ». Un glissement naturel s’opère vers une réflexion sur les œuvres collectives, comme les créations sous l’emprise de l’écriture automatique chez les surréalistes, où l’idée même d’auteur devient douteuse. La production de textes opère de façon non linéaire, en sachant que toute élaboration d’une vérité n’est qu’un stade provisoire appelé à évoluer. L’œuvre est alors appelée à devenir un lieu vide de présence, où s’annonce l’affirmation impersonnelle du récit. L’observation de la collaboration de Deleuze avec Guattari est particulièrement féconde. « Se “déprendre” de soi, comme le dit Foucault, requiert de cesser de se prendre pour un sujet, doué d’une identité fixée, d’une intention d’œuvre arrêtée. La crise de la création surgit précisément quand le processus créateur s’immobilise en sujet. » L’ampleur d’une œuvre s’évalue à partir de la capacité qu’a son auteur à se confronter à des abîmes qui le dépassent, et qui libèrent alors des forces insoupçonnées.

Évelyne Grossman en vient donc dans sa dernière partie à « la créativité de la crise », à travers les œuvres de Nietzsche, Artaud et Beckett. Elle y décèle l’idée que la crise est rupture et distance avec le monde, et que l’œuvre doit agir pour réconcilier l’être et le monde. Si l’écriture naît d’un déséquilibre, elle doit tendre à construire un désir d’unité, une pensée en mouvement. La « vérité » que l’écrivain tente d’approcher n’est pas fixe, mais s’élabore par un processus fait d’oppositions, de glissements, voire de frottement puis de réconciliations et d’adaptations qui se combinent pour faire avancer l’œuvre tout en préservant le déséquilibre productif. L’auteur est donc animé par une dynamique de l’erreur qui le pousse à reformuler sans cesse ses obsessions. Pour lui, la vie n’est qu’une sorte de rêve auquel on assiste et son travail consiste à vouloir offrir des éléments qui lui permettent, comme à ses lecteurs, de mieux s’intégrer à l’existence.

Artaud et Debord ont, chacun à sa façon, tenté de rompre cette impression de coupure de l’être avec la société ou avec la vie. La façon d’écrire de Nietzsche est faite de contradictions, de constructions de vérités mouvantes dont la juxtaposition tente d’approcher un état de la pensée qui sera vite remis en question. La crise est alors la manière même de penser ; le style tient dans cette forme de raisonnement. La rupture avec la pensée traditionnelle se traduit par un système d’écriture distinct, fondé sur l’aphorisme et le poème, techniques d’écriture qui réinventent l’idée de vérité : elle n’est plus un système figé qui recherche une vérité, mais plutôt une manière de s’approcher d’un sens en procédant par approximations et angles divers.

Le livre d’Évelyne Grossman traque les manifestations de toute forme de crise en écriture. Ce livre constitue aussi un hommage à des œuvres centrales, dont l’écriture même n’est pas un simple témoin de la crise, mais en est l’acteur, le révélateur et la substance même.

Éditions de Minuit, 2020
128 p. 15 €

Philippe Ollé-Laprune

Directeur de la Casa Refugio Citlaltépetl et de la revue Líneas de Fuga, Philiipe Ollé-Laprune vient de publier Les Amériques. Un rêve d'écrivain (Seuil, 2018).

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