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Notes de lecture

Dans le même numéro

Un libraire du siècle

novembre 2022

La publication de l’ouvrage Singulier Pluriel, qui rassemble des entretiens de Maurice Olender (1946-2022), est l’occasion de faire découvrir à un public plus large le rôle assumé par l’intellectuel dans la vie des idées. Philologue et historien des religions, le directeur de la collection « La librairie du xxie siècle » n’a eu de cesse de mettre en garde les sciences humaines contre les dérives idéologiques dont elles pouvaient se faire le relai.

Philologue et historien des religions, Maurice Olender a participé à la vie des idées en France en dirigeant la revue Le Genre humain et en enseignant à l’École des hautes études en sciences sociales. Mais il est surtout connu dans le paysage éditorial en tant que directeur de « La librairie du xxie siècle », collection fondée en 1989, qui a publié des auteurs de renommée internationale, comme Yves Bonnefoy, Paul Celan, Marcel Detienne, Claude Lévi-Strauss, Georges Perec, Jean Starobinski, Jean-Pierre Vernant, Pierre Vidal-Naquet, entre autres, mais encore des artistes, romanciers et cinéastes, en même temps que des chercheurs plus confidentiels. L’intrication des sciences, de la littérature, du politique et des arts en font une aventure éditoriale singulière, que ce livre restitue sous la forme de dialogues.

Dans l’objectif de faire connaître à un public plus large le rôle de Maurice Olender dans la vie des idées, Singulier Pluriel rassemble treize entretiens réalisés entre 2002 et 2017, avec des interlocuteurs aussi divers que Laure Adler, William Bourton, Chloé Brendlé, Claude Burgelin, Gérald Cahen, Luc Dardenne, Maxime Decout, Claire Mayot, Franck Médioni, Pierre Nora, Olivier Renault, Nadine Richon et Guillaume de Sardes (avec Alain Rauwel) – plus un article intitulé « Une roupie pour l’éternité », écrit à l’invitation de Catherine Millet. La critique et professeure de littérature Christine Marcandier a endossé la responsabilité du projet en le publiant sous sa direction, dans le souci pédagogique de rendre les engagements de Maurice Olender plus explicites.

Né en 1946 à Anvers, d’une famille juive polonaise installée en Belgique depuis les années 1930, Maurice Olender a déjà raconté à demi-mot son itinéraire dans Un fantôme dans la bibliothèque (Seuil, 2017), un ouvrage autobiographique et elliptique, qualifié de « bio-fiction », un terme alternatif à « auto-fiction », écarté pour de bon. Entré difficilement dans la lecture quand il était enfant, formé en apprentissage comme cliveur de diamant à la sortie de l’adolescence, Maurice Olender arrive cependant à monter à Paris à l’âge d’homme, à titre de pensionnaire étranger de l’École normale supérieure. Nous sommes en 1975, une année qui voit sa rencontre avec Georges Dumézil, historien des religions et des mythologies indo-européennes, et avec Léon Poliakov, historien de la Shoah et de l’antisémitisme – un grand écart significatif du large spectre d’intérêts de Maurice Olender.

Après le yiddish et l’hébreu de son enfance, outre le néerlandais et le français qui sont parlés en Belgique, Maurice Olender maîtrise rapidement le grec et le latin, et se destine à l’étude comparée des mythes, langues et religions du point de vue des sciences historiques, en particulier la mythologie grecque ancienne. Comme il l’explique lui-même, « dans ces années 1970 du siècle dernier, où tant d’amies et d’amis proches étaient en psychanalyse, j’étais en “auto-analyse historico-anthropologique” – tout en ayant une profonde sympathie pour l’œuvre de Freud ». Au croisement de ces problématiques, il est l’auteur d’essais sur l’histoire de la sexualité, notamment sur la figure de Baubô dans la mythologie grecque, loin des spéculations de l’ethnologue et psychanalyste Georges Devereux, plus proche du comparatisme exigeant du regretté Marcel Detienne1. Actuellement, Maurice Olender prépare un livre sur Priape.

En histoire, Maurice Olender s’est surtout fait connaître par son analyse de l’invention des identités « sémites » et « indo-européennes » par les savants du xixe siècle, véritables « traditions inventées », au sens d’Eric Hobsbawm, qui ont nourri les pires dérives idéologiques sur la race2. Maurice Olender a mis au service de l’histoire des sciences humaines et sociales les outils de la philologie (notamment les notions opératoires de transformation et de comparaison), de manière critique. Il dénonce ainsi les dérives des savants du passé qui ont légitimé, de manière caricaturale, un jeu d’opposition artificiel entre sémite et indo-européen, inventé des chimères sur des distinctions de races et alimenté les haines qui ont conduit à la violence politique (l’entretien avec Pierre Nora s’intitule « Violence d’une catégorie sans histoire »), au nazisme (un autre entretien porte sur Auschwitz) et à l’assassinat des Juifs européens. Il rappelle que cette histoire n’incrimine pas seulement les linguistes et les anthropologues de la fin du xixe siècle, mais l’ensemble des sciences humaines et sociales contemporaines, qui ont contribué à la consolidation de représentations racistes : « Ce ne sont donc pas uniquement les facultés d’anthropologie physique ou de médecine qui fabriquent les sciences de la “race”. C’est l’ensemble du monde académique qui a mis l’Université au service de ces nouvelles inventions raciales. Pas une discipline ne manque à l’appel, ni la musicologie ni… l’archéologie. » Singulier Pluriel adopte donc un parti pris résolument dialogique pour mettre en relation ces préoccupations avec celles d’intellectuels issus d’autres horizons. Les échanges portent aussi bien sur un écrivain, une œuvre, que sur un concept transversal, par exemple le kairos (le « moment propice » des Grecs), qui s’applique autant au diagnostic et au traitement médicaux qu’à la séduction et à l’art érotique.

Si les entretiens choisis reflètent avec fidélité la tension dynamique entre savoir et littérature qui fait l’originalité de la démarche de Maurice Olender, on regrettera cependant deux absences. D’abord, rien ne transparaît dans Singulier Pluriel de l’ancrage de Maurice Olender en Belgique, son lien à la ville de Bruxelles et ses relations à cette société francophone et bilingue. Homme de plusieurs cultures, sa relation à la capitale européenne a pourtant dû avoir des effets sur sa vision du monde éditorial de langue française. Ensuite, s’il a déployé un regard critique sur l’ensemble des sciences humaines et sociales prises dans leur historicité, on aimerait également savoir quel jugement il porte sur les écrits des psychanalystes, qu’il a fréquentés et publiés (Lydia Flem, Marie Moscovici, Jean-Bertrand Pontalis, Anne-Lise Stern, entre autres). Or s’il existe un domaine à la frontière des humanités, des sciences et de la fiction qui manque singulièrement d’analyse comparée, c’est bien la psychanalyse.

Toutefois, l’essentiel n’est pas là. Pour comprendre l’importance que Maurice Olender accorde à la prise de parole, Singulier Pluriel revient sur l’événement que constitua l’« appel à la vigilance », publié dans le journal Le Monde en 1993, face à la résurgence de l’extrême droite – appel dont il fut l’un des initiateurs. Trois ans plus tard, toujours dans Le Monde, il révélait au grand jour le passé nazi de l’un des principaux spécialistes de la littérature romane du xxe siècle, Hans Robert Jauss, qui a menti de manière systématique dans sa biographie sur sa carrière d’officier de la Waffen-SS. En parlant de « nazisme silencieux », c’est le silence d’une génération d’intellectuels nazis que Maurice Olender a interrogé. Cette autre histoire des sciences humaines et sociales n’est pas achevée et elle se déploie à travers de nombreux volumes de « La librairie du xxie siècle ».

  • 1. Voir Maurice Olender, « Aspects de Baubô. Textes et contextes antiques », Revue de l’histoire des religions, vol. 202, no 1, janvier-mars 1985.
  • 2. Voir M. Olender, Les Langues du Paradis. Aryens et Sémites : un couple providentiel, préface de Jean-Pierre Vernant, Paris, Gallimard/Seuil, 1989. Voir aussi son recueil Race sans histoire, Paris, Seuil, 2009.

Singulier Pluriel Conversations
Maurice Olender

Seuil, 2020
240 p. 19 €

Emmanuel Delille

Spécialiste de l’histoire culturelle du XXe siècle, chercheur associé au Centre Marc Bloch et au CAPHES, Emmanuel Delille consacre ses analyses aux enjeux de la psychologie, de la psychanalyse et de la folie dans la société contemporaine, aussi bien dans l’histoire des institutions médicales et des controverses scientifiques que dans la recherche en sciences sociales et la littérature. Il a publié…

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