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Notes de lecture

Dans le même numéro

Les chevaux de Rimbaud d'Alexandre Blaineau

septembre 2020

Dans son dernier ouvrage, Alexandre Blaineau, professeur d’histoire et spécialiste de la culture équestre, ouvre un nouveau champ d’analyse puisé dans un élément révélateur et peu étudié de la biographie de Rimbaud : l’homme « aux semelles de vent » était cavalier. Ce simple constat devient le point de départ d’un très bel essai, où se pressent, sous l’« argile charnelle » du poète, les thématiques chères aux rimbaldiens : les passions tristes, les solaires aussi, l’angoisse de l’inertie et de la corruption du corps, l’amour de la liberté et de la beauté, la quête infinie d’un sens toujours déplacé, présent dans un ailleurs inaccessible. Par bonheur, il existe un secours vital, celui des êtres en-allés, qu’ils soient écrivains, explorateurs, poètes, peintres ou, enfermés dans le corps des chevaux, assoiffés de « lieux provisoires ».

La première rencontre entre le poète et les chevaux a lieu dans la forêt de Villers-Cotterêts. Elle est racontée dans l’un des plus beaux chapitres du livre, « Des emballés sous la lune ». L’auteur y confronte le marcheur solitaire perdu dans le brouillard nocturne et la folie native, brutale, de ces demi-dieux incarnant la force et la grâce – des chevaux montés par des soldats et ruant « au triple galop », menaçant à tout moment de le renverser. Les bêtes surgissent de l’obscurité telles des créatures mythiques. Ce sont de pures images mentales, symboles de la liberté absolue. Elles exercent une irrésistible attraction sur le jeune homme – un fantasme qui a la saveur salée de la mer. Rimbaud reste seul. Les chevaux sont déjà loin, qui lui ressemblent tant.

Dès lors, tous les paysages seront contemplés au rythme du cavalier : les massives Ardennes, les montagnes et les dunes deviennent des lignes de fuite ; les couleurs se mélangent – « un vert et un bleu très foncés envahissent l’image. Détalage aux environs d’une tache de gravier », dit le Nocturne vulgaire qui, ajoute avec malice Alexandre Blaineau, « ne veut pas rien dire ».

L’auteur consacre plusieurs chapitres à l’hermétisme du style de Rimbaud. Cette écriture venue du ventre, celle d’Une saison en enfer et des Illuminations, n’est-elle pas « un réactif à l’instinct de chaque lecteur, […] devenant en somme la proie de ses sensations […] comme une bête traquée qui veut jouir d’être au monde » ? Le foisonnement précipité des images qui traversent l’esprit du poète, les attaques de ses visions fantastiques résonnent étrangement avec la dure réalité des tâches qu’il accomplit. Cette intuition, l’auteur la met en évidence grâce au thème de l’hybride. Il existe un duel entre l’homme et le cheval, synthétisé par les figures mythologiques : centaure et centauresse. Celles-ci révèlent une scission entre l’agressivité masculine et la sensualité féminine de la créature hybride. Le centaure représenterait-il l’idéal inconnaissable de Rimbaud ?

Homme et cheval, chimère et centaure se croisent, se débattent, s’écartent avant de se rejoindre à nouveau. Usant de cet incessant mouvement entre le poète et ses montures successives, réelles et imaginaires, l’auteur décrit le tourment extrême que l’en-allé, l’insaisissable Rimbaud qui tente de fuir : sa terre d’origine d’abord, l’Europe ensuite, le Harar et l’Égypte enfin, dans cette Afrique rêvée, promesse de beauté, de richesse et de savoir –  lieu idéal où il se brûlera, par soumission à son ultime impatience.

Rimbaud, détaché de son pays natal, voyage à cheval, tantôt comme cavalier, tantôt comme passager d’une « voiture » ou d’un tramway, qu’il se trouve sur les flancs escarpés de Salatiga, au milieu du Harar ou en direction du Choa. Il n’a guère de compassion pour les bêtes dont le « silence » ne l’intéresse pas. À ses yeux, elles n’ont pas plus de valeur que des machines ; leur productivité seule est observée avec attention. Les chevaux ne cessent de mourir autour du poète. Malgré leur destin, les bêtes se tiennent, droites, dans ce lieu farouche et inconditionné qu’est l’imaginaire. Il suffit de lire les lettres de Rimbaud à sa mère et à sa sœur, évoquant Cotaïche, une jument rustique et solide à laquelle il pense encore, bien loin de Roche, loin de sa terre natale et de la hardiesse de ses ancêtres.

Le chapitre consacré à la mesure (dans la Grèce antique, la mesure, Crotos, est le fils de Pan et d’Euphémé) contient la pensée essentielle que l’auteur explore dans tous les chapitres de son livre : l’homme-cheval, la confrontation entre le Je et l’Autre, la pensée et le mouvement, le sacré et le profane… La matière du corps enserrant l’immatérialité de l’esprit et lui faisant connaître, à l’aune des semblances et des apparitions, le charme funeste des terres sur le point de s’effondrer (ou mortes déjà, tel le désert où brûla jadis un paysage forestier).

À la fin, que reste-t-il ? Qui gagne la liberté ? Oui, le cheval « questionne le cavalier ». Le poète chute, paie la liberté avec sa vie, tandis que Pégase, abandonné par Bellérophon, s’installe « parmi les dieux » et devient « une constellation ». Les croyances sont ainsi intériorisées : on attendrait l’aurore, à la fin d’une vie de souffrance et d’espoirs trahis… Mais c’est « l’insidieux pourrissement » qui sera l’unique promesse tenue, lui qui est à l’origine du duel entre l’animal et l’homme. S’épanouissant entre le centaure et la centauresse, entre deux créatures hybrides, l’essence de la liberté ne saurait être, sur cette Terre, autre chose qu’un idéal, c’est-à-dire une aspiration frustrée, en suspens, de la naissance à la mort des hommes. En un mot, l’imaginaire – la liberté moins la vie. Entre l’Europe et l’Afrique, « toujours en partance », l’horizon ne montre peut-être rien d’autre que « l’or, le feu et le néant ». À quel moment Rimbaud meurt-il ? Quand il ne « peut plus se mouvoir », l’esprit monté sur un cheval, loin, sur « les terres offertes aux anabases ».

Le texte d’Alexandre Blaineau est un texte d’accueil, ouvert à l’autre. L’attention du lecteur est constamment maintenue par la surprise de chapitres invitant le Horses de Patti Smith, le poème Rimbaud de Kerouac, les écrits du « frère » Victor Segalen et du photographe Jules Borelli, les récits des explorateurs, les descriptions naturalistes des différentes espèces de chevaux et la manière de les monter…

Le cheval aide Rimbaud à se maintenir dans le réel, pour un bref instant. Afin d’atteindre à son idéal hybride, il a besoin d’un air si léger qu’il est avalé par le ciel avant d’être inspiré. Ainsi agit le poids symbolique du poète sur les âmes auxquelles son œuvre est destinée, et qui plongent avec innocence au fond du sens. Lorsqu’elles remontent à la surface, l’univers est clos. La surface est plane. L’or, le feu et le néant se sont enfuis au galop, très loin. Ne reste alors de l’hybride, de l’homme-cheval sacrifié à la liberté, qu’« un souvenir sacré qui serait son tombeau ».

Actes Sud, 2019
192 p. 22 €

Errol Henrot

Professeur de lettres et végétarien militant, Errol Henrot est l'auteur du roman Les Liens du sang (Le Dilettante, 2017), qui apporte un témoignage actualisé sur les coulisses de l’industrie de la viande.

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