
Les amis français de Jan Čep de Jan Zatloukal
Dans l’hommage qu’il lui rendit au lendemain de sa mort, Henri Queffélec parlait dans La Croix du « noble écrivain tchèque Jan (Č)ep » (1902-1974). Alors que l’on vient de célébrer les soixante-dix ans de l’exil de ce dernier, le livre de Jan Zatloukal permet de revenir sur les liens de Jan Čep à la France. Et l’on ne peut que commencer par un constat : Čep est pratiquement inconnu du public français. Qui est Jan Čep ? Un grand écrivain tchèque, assurément, dont les nouvelles sont marquées par l’angoisse, la mort, la foi chrétienne. Un grand traducteur, également, puisqu’il faut rappeler qu’il fit passer en tchèque de nombreux auteurs français : Henri Pourrat, Georges Bernanos, Paul Claudel, avec lesquels il fut en contact personnel, mais aussi bien d’autres. Malgré son amitié profonde pour la France, Čep ne fut toutefois jamais reconnu pleinement comme un écrivain français, et l’exil auquel le contraignit l’arrivée au pouvoir du régime communiste à Prague en 1948, en l’éloignant de sa langue maternelle, l’éloigna aussi de la création littéraire, ce dont il souffrit considérablement, se heurtant désormais aux difficultés de trouver un éditeur et à l’indifférence.
Alors qu’il s’était attaché, dans un récent ouvrage, à publier l’intégralité de l’échange épistolaire de Jan Čep et Henri Pourrat[1], Jan Zatloukal a réuni ici une partie importante de la correspondance de Jan Čep avec ses amis français, dont il propose au public tchèque une traduction. L’ouvrage réunit donc pour la première fois la correspondance française de Jan Čep, et permet aux Tchèques, qui s’intéressent à Čep mais ne lisent pas le français, d’avoir accès à un grand nombre de lettres de ce dernier, lesquelles, tout en révélant la personnalité de l’écrivain, éclairent en même temps son œuvre. C’est également, pour nous, l’occasion de présenter un auteur dont la traduction en français n’est malheureusement guère avancée – alors que lui-même s’est, paradoxalement, beaucoup investi dans la traduction des écrivains français.
On trouve dans l’ouvrage édité par Jan Zatloukal de nombreuses lettres de Jan Čep. Elles sont adressées, entre autres, à Georges Bernanos, Henri Pourrat, Paul Claudel, Emmanuel Mounier ou encore Henri Queffélec, ainsi qu’à d’autres personnalités, qui ont joué un rôle plus ou moins important pour Čep : tout d’abord Jean Pasquier, professeur de littérature française et comparée à Prague, Victor-Lucien Tapié, historien, Hubert Beuve-Méry, futur fondateur du journal Le Monde, ainsi que le critique littéraire Georges Rouzet, tous rencontrés par Čep avant-guerre ; Gabriel Marcel, Maurice Nédoncelle et Julien Green ensuite, avec lesquels Čep entre en contact beaucoup plus tardivement (il conviendrait d’ajouter, bien qu’aucune lettre ne figure ici, Daniel-Rops, à qui Čep consacre l’une de ses « méditations temporelles et intemporelles »). Sur un plan plus personnel, enfin, il faut mentionner les lettres de Čep à Madeleine Monzer, qu’il connaît avant la Seconde Guerre mondiale là encore et qui, avec son mari, l’aide dans son exil en France ; Čep en tombe amoureux, mais la correspondance avec Madeleine semble avoir été en grande partie perdue.
On voit, à travers ces lettres, mais également à travers les autres documents réunis par Jan Zatloukal (des souvenirs de Čep, des extraits de son autobiographie Ma sœur l’angoisse [1975], des comptes rendus de livres et des méditations qu’il prépara pour Radio Free Europe), un certain nombre de permanences se dessiner.
Henri Pourrat, pour commencer, est vu, ainsi que l’a bien noté Jan Zatloukal, comme une figure de sagesse pour Čep, qui vit avec un sentiment d’angoisse continuellement présent. Pourrat est, comme lui, un écrivain attaché à sa terre natale, l’Auvergne, où il trouve son inspiration. Čep le rencontre à l’époque où il est lecteur pour les éditions Melantrich à Prague et où il traduit notamment Gaspard des montagnes en 1932 ; l’amitié unira les deux hommes jusqu’à la mort de Pourrat, qui s’efforcera toujours d’aider Čep. Sur quoi repose cette amitié ? Tous deux sont d’origine paysanne, écrivains et chrétiens.
Autant la relation de Čep avec Pourrat est apaisée, autant celle avec Bernanos est en revanche marquée par une forme de culpabilité. Čep, qui est d’abord proche de Bernanos et va même jusqu’à l’accompagner aux Baléares en 1935 lorsque l’écrivain part s’y installer, se sent fautif de ne pas accepter l’offre de Bernanos qui lui propose de rester avec lui et d’être son « secrétaire » (tâche qui aurait également consisté à rédiger avec lui des romans policiers mais aussi, plus curieusement, à s’occuper de ses enfants). Quand Čep raconte le moment où il quitte Bernanos, et qu’il parle du dernier sourire de celui-ci et de ses mains qui s’agitent, cette image semble incarner tout son remords.
Paul Claudel représente une autre figure importante. Il est, pour Čep, le poète mystique qui a parcouru le monde et dont l’écriture, toute entière imprégnée par le catholicisme, a la force d’un torrent. Claudel incarne à ses yeux une foi puissante et sûre, et à plusieurs reprises Čep rapporte la forte impression que lui firent les derniers mots de Claudel avant sa mort : « Qu’on me laisse mourir tranquillement ; je n’ai pas peur. » Mais Claudel est aussi l’homme à qui Čep adresse sa lettre ouverte d’un écrivain catholique tchèque suite aux accords de Munich en 1938 et à qui il demande de l’aide. C’est également Claudel qui, alors que Čep a pu se rendre en France après l’invasion de la Tchécoslovaquie par l’Allemagne mais est dévoré par l’angoisse de laisser son pays et les siens souffrir en son absence, s’avère décisif en lui conseillant de retourner chez lui, où il passe la guerre à la campagne. Enfin, Claudel est le seul des écrivains français avec qui Čep est en rapport qui ait vécu en Bohême : lorsqu’il était consul à Prague, il a compris, d’après Čep, le destin dramatique des Tchèques ; il est l’auteur des Images saintes de Bohême et du poème à saint Vaclav, le saint patron des Tchèques, que Čep admire et traduit.
Henri Queffélec, enfin, partage avec Čep la foi catholique et l’enracinement dans sa région natale, la Bretagne. Il témoigne après-guerre de la bienveillance à Čep alors que d’autres lui reprochent plus ou moins son travail à Radio Free Europe, pour laquelle, contraint de gagner sa vie, il avait fini par accepter de travailler. Comme la radio s’opposait au communisme et aux dictatures qui s’étaient installées dans les pays de l’Est, il n’en fallait pas moins pour que Čep fût accusé d’être du côté des « capitalistes » et des « Américains », alors qu’il ne faisait que dénoncer la répression à laquelle se livraient le régime communiste et les procès truqués.
On lit, dans ces échanges et les commentaires de Jan Zatloukal, toute une page de l’histoire des relations franco-tchèques, depuis l’entre-deux-guerres jusqu’aux années 1960.
Pourquoi, finalement, lire Čep, et pourquoi traduire Čep en français ? Parce qu’il est un écrivain qui voit profondément, avec les yeux de l’âme – le Tchèque « au regard illuminé », comme l’appelait Henri Pourrat, qui vit dans une « double demeure » (c’est le titre d’une nouvelle de Čep), présent et absent au monde à la fois, ne cessant pas d’être en contact avec le Mystère. Le critique tchèque František Xaver Šalda appelait Jan Čep le « chantre de la mort et du regard matinal ». Obsédé par la mort, qui imprègne ses récits, et en même temps désireux de l’humilité et du rapport simple à Dieu et à la création, comme Prokop Randa, le personnage d’une de ses nouvelles (Variante), Jan Čep cherche, contre la mort, à se faire petit enfant. On peut voir là toute la tension de son œuvre et de sa vie entre l’angoisse devant la mort et la foi et l’espérance, qu’il exprime ainsi dans son autobiographie : « Maintenant, mon temps terrestre touche à sa fin, ma mort corporelle s’approche. Sur quels horizons s’ouvriront les yeux de mon âme, une fois le seuil franchi ? Comment me verrai-je moi-même, tel que j’étais en vérité, tel que Dieu m’a vu tout le temps ? Comment reconnaîtrai-je les visages de ceux qui m’ont précédé dans la mort et que j’ai le plus aimés sur cette terre ; que j’ai aimés pourtant si mal ? […] Il y aura à vaincre cette angoisse suprême, ce reste d’incertitude qui est lié à notre condition charnelle… Seigneur Jésus-Christ, qui êtes la voie, la vérité et la vie, vous savez que je crois en Vous, mais aidez-moi à vaincre mon incrédulité [2]. »
Une des premières nouvelles de Jan Čep, très belle, intitulée La Cabane, met en scène un petit garçon, Jenik, qui, alors qu’il construit une cabane avec sa sœur et ses amis, prend soudainement conscience de l’infini, et en éprouve un sentiment vertigineux. Comme il le confie à sa mère avec qui il est allé ramasser le linge le soir, dans ce paysage que Čep rend dans toute sa sensation, cette dernière dit à son fils, avec sa propre foi simple d’enfant à elle, qu’un jour tout leur sera révélé. Le récit se termine ainsi : « La main infiniment bienveillante de sa mère passa dans ses cheveux avec une tendresse profonde : “Jenichko, aie confiance, nous ne sommes pas seuls et rien ne peut être sans raison. Espérons qu’un jour nous apprendrons tout.” Puis ses mains tombèrent sur ses genoux et elle pria très fort, de tout son être, pour que Dieu n’abandonne pas son enfant lorsque ne suffirait plus à le calmer l’exemple de sa foi [3]. »
De cette nouvelle de jeunesse à son écrit tardif Ma sœur l’angoisse, Jan Čep reste le poète des paysages de Moravie‚ exilé en France, le « pèlerin sur la terre » ; Jan Čep, doux, humble, angoissé, profondément chrétien, qui sait voir les peurs des hommes comme les larmes des animaux, et qui sait voir, contre l’angoisse horrible de la mort, les bourgeons des arbres fleurir et la tendresse rassurante de la mère pour son enfant.
[1] - Correspondance Henri Pourrat-Jan Čep (1932-1958). Ce n’est qu’un mot pour l’amitié…, édition de Jan Zatloukal, Cahiers Henri Pourrat, n° 29, 2014.
[2] - On pourra lire des fragments de Ma sœur -l’angoisse en annexe de l’ouvrage de Jan -Zatloukal, L’Exil de Jan Čep. Un écrivain tchèque en France, Paris, Institut d’études slaves, 2014 (p. 327 pour le passage cité ici).
[3] - Jan Čep, La Cabane (Domek), dans Nouvelles choisies (Povídky. Výbor), Prague – Brno, Host, 2016, p. 8. La traduction du tchèque est la nôtre. Cette nouvelle, ainsi que deux autres nouvelles de Jan Čep que nous avons traduites, La Tempête (Bouře) et La Double Demeure (Dvojí domov), devraient paraître dans le prochain numéro de la revue Nunc.