
Démocratie : l’héritage politique grec. Mythes, pouvoir, institutions d'Yves Mény
Dans son dernier ouvrage, Yves Mény, ancien président de l’Institut universitaire européen de Florence et spécialiste des démocraties occidentales1, se plonge dans la mythologie grecque pour en souligner la « liaison intime avec l’histoire, les arts et la politique sous toutes ses formes et depuis les origines ». Il met ainsi au jour les fondations de l’héritage politique grec des démocraties contemporaines, à partir d’une mise en relation des mythes, du pouvoir et des institutions.
La notion de citoyenneté, par exemple, manifeste, pour la première fois dans l’histoire occidentale, la possibilité d’un gouvernement des hommes par les hommes. Ses deux attributs exclusifs, la parole et le glaive, nourrissent cependant des guerres incessantes qui contrarient les exigences morales dont elle se réclame. Mais ce qui provoque la dislocation des cités démocratiques grecques tient dans une conception trop restrictive de la citoyenneté (avec l’exclusion des femmes, des étrangers et des esclaves). Les démocraties contemporaines ont connu des avancées significatives, mais les mêmes maux les taraudent aujourd’hui.
Un autre legs grec, l’autochtonie, n’a cessé de produire des effets désastreux. Est autochtone celui qui est « né du sol même de la patrie » : c’est un principe de ralliement à partir d’une identité-racine et, en même temps, un vecteur d’exclusion. Des débats autour de la « pureté » des Athéniens aux discours patriotiques des origines (« Nos ancêtres les Gaulois… »), du rejet barrésien des « déracinés » aux théories ethniques de la nation, c’est le même principe de division, de ségrégation et de hiérarchisation du genre humain qui est à l’œuvre, y compris quand l’autochtonie devient un instrument de la justice rendue à des minorités (en Nouvelle-Calédonie, par exemple).
Dans une deuxième partie, la réflexion se déplace sur la question du pouvoir et de la domination : « Les dieux sont le fidèle reflet des passions humaines à l’œuvre mais portées à l’apogée dans leurs manifestations comme dans leurs conséquences. » Des luttes pour la conquête du pouvoir (castration et parricide) aux affrontements pour son exercice (élimination physique ou symbolique des rivaux), des guerres de succession (stratagèmes et conspirations) à l’art de gouverner en combinant la ruse et la force (comme dans l’épopée homérique, avec Achille et Ulysse), l’héritage grec semble anticiper bien des tableaux politiques contemporains.
Ainsi en va-t-il du couple « surveiller et punir » qui va traverser le temps en se raffinant au nom d’une raison qui donne une bonne mesure de notre déraison (par exemple, le projet benthamien d’une prison panoptique qui fera l’objet des analyses de Michel Foucault) et en se renouvelant au fur et à mesure des progrès technologiques. Le terme hubris n’échappe pas à cette ambivalence : démesure, outrance, orgueil, arrogance, la mythologie grecque en fait la cause de la déchéance des humains. De Cesare Borgia à Adolf Hitler ou de Joseph Staline à Pol Pot ou encore de Mao Zedong à Nicolae Ceausescu, c’est la même outrance à l’œuvre.
Dans la troisième partie de l’ouvrage, le propos se concentre sur les institutions. Ce sont les principes davantage que l’ingénierie institutionnelle de la Grèce ancienne qui ont survécu à l’épreuve du temps, pour former la grammaire de nos démocraties contemporaines. Les mythes homériques en avaient magnifié au moins trois : « La persuasion par le discours plutôt que le recours à la contrainte ; la participation de tous les citoyens à la discussion et au débat préalables à la décision ; et finalement, la compétition à tous les niveaux : joutes oratoires […], concurrence électorale tranchée par des votes, compétitions sportives et poétiques. »
Comment expliquer que cet héritage historique ait pu traverser le temps ? Sans doute parce qu’il s’est à son tour transformé en mythe : « La démocratie dont nous parlons, dont nous rêvons n’a presque plus rien à voir avec la démocratie des origines mais la référence/révérence constante que nous y faisons […] a transformé cette aspiration en un véritable mythe. »
De la dérive oligarchique à la crise de la représentation, des formes d’ostracisme aux apories du « bon gouvernement », de son dévoiement autoritaire au péril populiste, les esprits les plus affûtés de la Grèce antique ont anticipé et débattu chacune de ces menaces. La mythologie grecque peut aider à poursuivre l’aventure de la politique moderne, en contribuant à définir de nouveaux champs du possible.
- 1.Voir Yves Mény, Imparfaites démocraties. Frustrations populaires et vagues populistes, Paris, Presses de Sciences Po, 2019.