
Pour une autre histoire de la racialisation
Avec Race et histoire dans les sociétés occidentales, Jean-Frédéric Schaub et Silvia Sebastiani révèlent l’importance des assignations raciales et des hiérarchies fondées sur ces assignations dans l’élaboration des structures politiques européennes. D’une grande érudition, l’ouvrage propose d’extraire la question de la race et du racisme du cadre strictement étatsunien auquel on la réduit trop souvent.
Dans Race et histoire dans les sociétés occidentales (xve-xviiie siècle), livre érudit et important, les historiens Jean-Frédéric Schaub et Silvia Sebastiani font l’histoire de la construction de la race – la notion ou catégorie et la « ressource politique » – dans les sociétés européennes. Ils démontrent à quel point les idéologies raciales, la « vision racialisée des hiérarchies des positions sociales », sont au cœur de l’organisation politique des sociétés européennes modernes : créer les catégories raciales, assigner les individus à ces catégories pour construire des groupes sociaux nettement distincts, hiérarchiser les groupes selon leur proximité ou différence construite avec la norme identitaire majoritaire ou dominante, justifier ainsi le traitement politique et juridique différencié des groupes sociaux-raciaux, ont été des procédures essentielles de mise en ordre et de contrôle des corps politiques, favorisant l’émancipation et les privilèges de certains groupes et la domination, la stigmatisation, l’exploitation, voire l’extermination de certains autres.
Le livre couvre la période des sociétés d’Ancien Régime depuis la fin du Moyen Âge jusqu’aux Lumières en Europe et dans les espaces coloniaux américains des empires européens, s’interrompant juste avant les ruptures des révolutions étatsunienne, haïtienne, française et bolivarienne. Il est d’une impressionnante richesse et précision dans la lecture des multiples sources (philosophiques, juridiques, administratives, littéraires, artistiques, scientifiques, médicales…) mobilisées pour explorer l’histoire longue de la construction sociale et politique de la race – reflétant le travail en commun que J.-F. Schaub et S. Sebastiani mènent depuis plusieurs années dans le cadre de leur séminaire commun à l’École des hautes études en sciences sociales. Ils contribuent ici à un renouvellement salutaire du champ d’études sur la question raciale, en montrant comment le fait de procéder à une histoire de longue durée des processus de racialisation permet de décentrer le regard trop souvent fixé sur la manière dont ces processus fonctionnent en Amérique du Nord – contexte qui bénéficie d’un privilège épistémique dans les sciences sociales, renforçant ainsi involontairement dans l’espace public l’illusion selon laquelle race et racisme seraient des problèmes exclusivement ou principalement étatsuniens, paresseusement et/ou idéologiquement importés en Europe, non pertinents pour y saisir les modalités, éventuellement les dysfonctionnements, des rapports sociopolitiques de ce côté-ci de l’Atlantique.
En étudiant ici les conditions d’émergence et d’usages des catégories raciales et leurs effets sur les rapports sociopolitiques dans les sociétés européennes dès le Moyen Âge, les auteurs permettent d’établir trois thèses fondamentales. Premièrement, les races sont le produit de processus sociopolitiques de racialisation, qui consistent à créer et hiérarchiser des groupes sociaux en tant que groupes raciaux par le repérage, la naturalisation et l’essentialisation des différences entre humains, processus attestés dans des archives administratives, juridiques, médicales, etc., et dont on peut faire l’histoire.
Deuxièmement, les races ainsi construites ne sont pas apparues au xviiie siècle dans les configurations discursives des histoires naturelles et les théories classificatoires du vivant, mais leur sont antérieures. La racialisation s’ancre dans les pratiques sociopolitiques et administratives liées aux statuts discriminatoires de limpieza de sangre (pureté de sang) qui consistent, dès la seconde moitié du xve siècle dans les sociétés ibériques, à repérer les conversos, les juifs et les musulmans convertis au christianisme, pour leur interdire l’accès aux charges publiques ou militaires, dans différents corps administratifs ou institutions. Lorsque les histoires naturelles s’emparent de la notion de race au xviiie siècle, celle-ci est disponible depuis plusieurs centaines d’années, « l’antisémitisme médiéval » ayant « préparé le regard racial » porté ensuite « sur les Africains et les Amérindiens ». Les théories typologiques du xviiie siècle, qui achèvent la naturalisation de la catégorisation raciale, opèrent toutefois, comme le montre remarquablement le dernier chapitre du livre, un déplacement inédit en installant le discours racial sur la frontière entre l’humain et l’animal, la norme européenne en venant à incarner l’humain dans sa perfection/perfectibilité et les autres groupes racialisés étant par là même déshumanisés.
Troisièmement, la racialisation ne consiste donc pas à fournir une signification politique et normative à une différence naturelle qui s’imposerait d’elle-même à la vue, comme si, selon les mots de François Bernier, qui est l’un des premiers à utiliser la race comme outil typologique et organisateur de la diversité humaine, « la différence » physique entre les « races humaines » était « si notable qu’elle [pouvait] servir à une juste division de la Terre ». Pour les auteurs, le « processus de racialisation » est au contraire « une réponse à l’effacement de la différence », « à l’invisibilité de l’altérité ». La racialisation consiste d’abord à produire et traquer les différences politiquement signifiantes pour l’ordre public, surtout lorsqu’elles sont indétectables au coup d’œil, à les construire comme raciales (les naturaliser et les essentialiser de telle sorte que les groupes ainsi repérés ne soient jamais réputés assimilables au reste du corps politique), enfin à « produire une recharge d’altérité » par la stigmatisation et l’entraînement collectif au repérage des signes délibérément élaborés comme pertinents pour l’exclusion (hors du corps politique, voire de l’espèce humaine).
La démonstration de ces importantes thèses permet de saisir comment l’équivalence entre race et couleur ne raconte qu’une partie de l’histoire de la racialisation, y compris lorsqu’à partir du xviiie siècle, la massification de l’esclavage transatlantique consolide l’association entre couleurs de peau plus sombres et statut servile dans les espaces coloniaux des empires européens. En effet, l’augmentation du nombre des déportés africains dans les sociétés esclavagistes américaines accroît aussi le nombre des personnes de couleur libres. C’est cette ambiguïté de l’ordre racial dans les sociétés coloniales esclavagistes, rendant incertaine l’identification du statut civil et politique des individus par leur apparence corporelle (rejouant à nouveaux frais l’ambiguïté interne aux sociétés ibériques du xve siècle), qui a accentué les pratiques de démarcation binaire de part et d’autre du tracé d’une ligne de couleur. Ces pratiques racistes ont ensuite perduré après les abolitions dans les mesures ségrégationnistes et discriminatoires des sociétés post-esclavagistes, radicalisant l’opposition entre Noirs et Blancs. Mais, comme le soulignent J.-F. Schaub et S. Sebastiani en conclusion, citant l’historien américain George M. Fredrikson, les études sur la racialisation produisent des résultats théoriques d’autant plus féconds qu’elles dépassent la divergence qui s’est installée après la Seconde Guerre mondiale entre les travaux sur la suprématie blanche et les travaux sur l’antisémitisme pour en étudier les entrelacements complexes : c’est le « défi » que ce livre a magistralement relevé.
Race et histoire dans les sociétés occidentales (xve-xviiie siècle)
Jean-Frédéric Schaub et Silvia Sebastiani