
Après le monde d'Antoinette Rychner
En lisant ce roman politique et didactique, on se prend à rêver de lenteur, de potager, de sororité. Il y a une vie après l’effondrement, et par moments, une belle vie.
Il y a des œuvres-béliers : elles ouvrent nos consciences rétives à des vérités que nous n’avions encore que confusément envisagées. Parions que le roman d’Antoinette Rychner sera de celles-ci, rendant populaires les idées des collapsologues : le dérèglement climatique va mettre un terme rapide et définitif à notre civilisation thermo-industrielle ; loin de nous replier sur la violence et la peur, il faut nous saisir de cet effondrement pour tout réinventer. Cet effondrement n’est plus aujourd’hui un scénario marginal échafaudé par Steph le décroissant, mais un ravin inévitable dans lequel notre monde lancé à toute allure est en train de basculer. Rychner le met en scène dans sa Suisse natale et le situe en 2022. Au vu du printemps que nous venons de passer, on peut se demander si ce roman n’est pas simplement prémonitoire.
À l’occasion d’un ouragan dans la baie de San Francisco le 5 novembre 2022 – mais cela pourrait être une épidémie en mars 2020 –, notre monde fondé sur des montages financiers s’écroule comme un château de cartes. L’explication du processus d’effondrement, un jeu de dominos lancé par la faillite de compagnies d’assurances, est convaincante car elle se fonde sur une documentation précise en matière de mécanismes économiques et financiers. Retour sur Terre : l’épargne est anéantie, la population précarisée. Les pillages commencent. Des émeutes précipitent l’instauration de la loi martiale. Les administrations sont dissoutes, leurs bâtiments fermés, les vieux, les malades, déposés dans les rues. Novembre 2023 : effondrement social et terreur absolue.
À partir de là, Rychner s’essaie au jeu de la prospective politique. Qui ramasse la mise ? Le mouvement nationaliste des Frères helvètes, qui connaît une ascension irrésistible. Ses bataillons ostentatoires procèdent à des déportations spectaculaires. Ils s’organisent en systèmes hiérarchiques autour de puissants propriétaires de biens non monétaires. Mais quand on comprend qu’on ne retrouvera jamais plus l’ancienne vie, les Frères helvètes perdent leur crédit. C’est alors qu’émergent des communautés égalitaires : « Peu à peu, nos méthodes ont induit de meilleurs rendements que dans les exploitations où sévissait le travail forcé. […] Sans arrêt, de nouvelles communautés se formaient ; les brigades avaient beau nous écraser, nous repoussions, libres et tenaces comme de la mauvaise herbe. »
2030 voit le triomphe de l’éclectisme. Chaque communauté s’organise selon ses besoins et ses ressources. Une nouvelle agriculture tente de remédier aux dégâts de l’ancienne ; on démonte les milliers de biens amoncelés au temps où sidérurgie et industries des plastiques tournaient en surrégime. En 2049, la narratrice porte un acte d’accusation très clair : « Après coup, il nous arriverait de penser que rien […] n’aurait dû sembler aussi important que la lutte contre des compagnies commerciales géantes, infinies avaleuses de ressources. Et qu’il aurait fallu, pour commencer, identifier les fondements de ce système qui, en coupant les liens qui unissaient nos actes à la conscience morale, interdisait à chacun d’endosser ses responsabilités. »
Entre 2022 et 2049, une quinzaine de femmes tentent de survivre. Voilà la plus grande audace de Rychner : avoir pris Judith Butler à la lettre et réussir, en changeant de pronoms personnels, à changer notre vision du monde. Toute l’aventure est en effet au féminin pluriel. Les communautés qui se constituent sont décrites du point de vue des femmes. Il faut se défendre des pillards, voyager à pied ou à dos d’âne, s’aimer, se soigner, enterrer ses morts. Et produire sa nourriture, alors que « des milliers d’hectares autrefois exploités de manière intensive s’étaient révélés biologiquement morts, érodés, imprégnés de pesticides et enfoncés au fil des ans par des machines poids lourd. Ils mettraient des années à retrouver leur équilibre. »
Rychner alterne les personnages, à la manière d’un Mauvignier qui écrirait de la science-fiction. Il y a Faye, réflexologue et rebouteuse, féministe militante qui participe à la chute des Frères helvètes ; Hyab, Érythréenne raccompagnée à la frontière ; Katy, déléguée politique d’un « ménage » de cinq cents personnes à La Chaux-de-Fonds ; Léna, présidente du tribunal d’une des six communautés de la ville ; Mélanie, qui doit voter l’exclusion d’amis de longue date pour cause de pluies diluviennes qui ont compromis la récolte de pommes de terre ; Marie-Géralde, horticultrice, au service de la multitude de cultivateurs apparus aux quatre coins de la région, « payée en poulets, en bijoux, en sel et sucre, en rouleaux de papier toilette, fil à coudre ou bois de chauffage ». Il y a Petra, 82 ans, « contrôleuse de champignons », qui parcourt des dizaines de kilomètres pour pouvoir tracer un signe de croix sur le front de son arrière-petit-fils nouveau-né ; Rhyana, médecin et rationaliste, qui se met à prier au moment où se déclare un terrible orage de grêle ; Tiffène, souffleuse de verre ; Vanina, soldat israélien devenue aventurière ; et puis il y a Queenie, inconsolable de la perte de son ancienne vie professionnelle – il faut dire qu’elle venait d’obtenir une promotion : de Project and Process Risk Management Leader, elle était passée Design Quality Manager…
Tous ces personnages permettent à Rychner de poser la question du féminisme dans un monde redevenu physiquement éprouvant. Quid de l’égalité des sexes après l’effondrement ? Plus de pétrole, plus de féminisme ? Rychner souligne la précarité de nos récentes victoires face à la force brute des fascistes. Elle raconte comment on survit aux humiliations, aux viols, aux mutilations, à l’esclavage.
Mais ce qui l’intéresse surtout, c’est comment on va transmettre ce qui nous est arrivé : comment refaire un monde sans raconter le passé ? Or conserver la connaissance est devenu une gageure, alors que la capacité de concentration et de mémorisation se sont elles aussi effondrées, avec deux générations élevées dans un monde numérique où les savoirs étaient externalisés. Christelle et Barbara, les deux aèdes d’après le monde, obéissent donc à une pulsion vitale, qui répond à la vitalité de l’écriture de Rychner. Ici, un goût immodéré pour l’énumération exprime l’outrance consommatrice de l’ancien monde (ou les épreuves infinies qui nous attendent), et les fulgurances du discours oral réveillent les descriptions.
C’est triste, la fin d’un monde. Pourtant, voilà un roman d’aventures qu’on lit d’une traite, comme un Jules Verne, plein d’accidents dus aux imbéciles et de dangers dus aux vrais méchants, qui finissent assassinés par leurs propres troupes. Mais surtout, en lisant ce roman politique et didactique, on se prend à rêver de lenteur, de potager, de sororité. Il y a une vie après l’effondrement, et par moments, une belle vie. Voilà un livre qui devrait être distribué par le ministère de la Transition, et aussi remboursé par la Sécurité sociale : il dit la vérité et calme la peur.