
Mary de Dominique Lanni
Dominique Lanni offre un bouleversant roman, où l’alliance de la violence raciale et de la maltraitance animale plonge le lecteur dans les ténèbres de l’histoire que la modernité a bien des peines à dissiper.
Voici le récit d’un fait divers qui, le 10 septembre 1916, électrisa jusqu’à l’hystérie collective une petite ville du comté de Sullivan dans le Tennessee : la « mise aux arrêts », suivie de la condamnation à mort par pendaison d’une éléphante, Mary. Cette vedette du Sparks World Famous Shows Circus (un cirque sur rail qui parcourait les États-Unis) avait commis le crime d’avoir écrasé, en plein spectacle, la tête de son soigneur, qui l’avait brutalisée avec son bâton en bois et en laiton : « L’écrasement de la tête de Red produisit le bruit sec d’une pastèque qui éclate. » Ce récit de maltraitance animale, sur fond de lynchages et de violences raciales, réveille le monde du vieux Sud post-esclavagiste et ségrégationniste, déchu, ruiné par la guerre de Sécession, enfermé dans ses peurs et ses fantasmes de pureté raciale, de sang-mêlé et de malédictions bibliques.
Deux pasteurs ne manqueront pas de surgir : l’un à Kingston, lieu du drame, pour vouer de sa voix caverneuse, Ancien Testament à l’appui, la pauvre éléphante à la damnation éternelle ; l’autre à Erwin, lieu de l’exécution, pour bénir le corps supplicié et, Bible à la main, implorer d’une voix « compassée » mais d’autant plus perverse, le pardon et la grâce du Seigneur. « Et il avait vu, oui, vu dans les yeux de Mary, Mary la meurtrière, cette princesse au regard plein de douceur qu’un instant d’égarement avait frappée, au moment où la Lumière les abandonnait, qu’elle regrettait sincèrement et profondément son acte. » Tout ce spectacle d’une cruauté inouïe, grotesque et tragique, se déroule sur fond de lynchages et de foules en délire. Et que l’exécution dût avoir lieu à Erwin, ville voisine où la Clinchfield Railroad disposait d’une grue géante, fut d’autant mieux acceptée que la localité avait déjà une solide expérience en la matière : « Il y avait eu des exécutions à Erwin, comme ailleurs. On y avait pendu pas mal de nègres. Alors pourquoi pas une éléphante ? »
Cependant, par-delà la vindicte populaire, l’exécution de Mary s’affirme sur le plan symbolique comme l’immolation de la Bête des anciens temps païens, le rituel archaïque du bouc émissaire cher à René Girard, le mécanisme destiné à expulser du corps social la violence qui y est diffuse afin de rétablir l’ordre et la paix. Mais comment ce mécanisme barbare pourrait-il produire quelque effet dans une communauté où ne semblent plus exister de différences ontologique et morale entre l’homme et l’animal ? Pour la petite société de Kingston, prise dans la dérive du fondamentalisme bibliste, coutumière dans les États du Sud, les hommes et les animaux semblent également assujettis à l’instance de la loi, tant religieuse que civile, et chargés de responsabilité, tant morale que pénale.
Ainsi, à l’humanisation de Mary, surprise à verser une larme, dotée donc d’une intériorité, répond l’animalisation systématique des citoyens de Kingston, plus grotesques et bouffons les uns que les autres : un nabot à tête de rat musqué, un rupin à faciès de goupil, un freluquet aux oreilles de musaraigne, de vieilles perruches édentées en pique-nique paroissial, rats des villes et rats des champs, etc. Esclaves de la loi, tous se trouvent irrémédiablement corrompus dans un monde d’où est bannie toute innocence, à l’exception toutefois du rêve que fait l’éléphante, la nuit avant son exécution : « Par un insondable mystère, la terre avait été rendue aux animaux, et le monde restitué à son innocence, comme aux origines, aux temps de la Création. » De cette orgie de violence ne sortira que plus de violence. Red et Mary à peine enterrés, les lynchages de Noirs reprendront de plus belle : « Ce jour-là, le jour où ils exécutèrent ce malheureux nègre, il plut autant que le jour de la mort de Mary. » Un addendum au roman nous rappelle que « les anciens d’Erwin se remémoraient qu’avaient été pendus deux nègres dont les corps avaient été enterrés juste à côté de celui de Mary ».
Red Eldridge, le soigneur, incarne de façon exemplaire le déclin du Deep South. Petit Blanc errant en quête de travail, il s’avère descendre d’une riche famille de maîtres planteurs et de propriétaires d’esclaves, ruinée par la défaite du Sud et l’abolition de l’esclavage. Qu’il soit originaire d’Oxford, comté de Lafayette, Mississippi – c’est presque trop beau pour être vrai – place le roman sous le regard tutélaire de Faulkner. Le fait divers du 10 septembre 1916, dont Dominique Lanni rassemble en fin d’ouvrage quelques photos parues dans la presse locale de l’époque, réfléchit en raccourci les fractures de la grande histoire. Tout se passe comme si le cliché de Mary pendue à la grue, son insoutenable souffrance fixée sur pellicule, nous la montrait suspendue entre deux abîmes, la guerre de Sécession et la Grande Guerre en Europe, que l’Amérique ne tardera pas à rejoindre quelques mois plus tard. Dominique Lanni offre un bouleversant roman, où l’alliance de la violence raciale et de la maltraitance animale plonge le lecteur dans les ténèbres de l’histoire que la modernité a bien des peines à dissiper : « C’était en 1916, au crépuscule d’un été de feu. »