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Notes de lecture

Dans le même numéro

Comment pense un savant ? de Jean-François Bert

Un physicien des Lumières et ses cartes à jouer

janv./févr. 2021

Comment pense un savant ? La question est ambitieuse et le biais pour y répondre inattendu. Jean-François Bert, historien des sciences sociales, a scruté à la loupe le cas de Georges-Louis Le Sage (1724-1803). La vie et l’œuvre de l’homme n’intéressent pas tant l’auteur que sa « matière à penser » : quelque 35 000 cartes de jeu, soigneusement annotées, empaquetées et classées dans de petits sachets, eux-mêmes rangés dans des caissettes, aujourd’hui conservées aux Archives de Genève. Dans une enquête très originale, c’est l’incertitude des savoirs qui est problématisée.

Jean-François Bert prend donc au sérieux cet étrange corpus pour interroger les prémices des disciplines scientifiques. Il ouvre une boîte noire, celle de la pensée en acte, vagabonde avant d’être féconde. En faisant « parler » les objets plutôt que leur contenu, il se garde de les interpréter et d’évaluer leur valeur scientifique. Pourquoi Le Sage a-t-il haché menu son travail au risque de s’y perdre ? Comment « pense » ce mode d’écriture, à la fois mobile, hétéroclite et fragmentaire ? Avec quelle ambition scientifique ? Et comment Le Sage se procurait-il ces cartes à jouer dans une ville où les jeux de hasard étaient interdits ? Quels gestes et quelles manipulations impliquent-elles ?

Si Le Sage n’a pas eu la postérité de ses contemporains Buffon ou Linné, il est partie prenante de l’entreprise critique radicale des Lumières à l’égard des savoirs acquis. Deux articles pour l’Encyclopédie, une abondante correspondance, la fréquentation des salons, cabinets et autres sociétés savantes, le situent au cœur des débats de son temps. L’aventure de la connaissance qu’avait été le naturalisme accouche tout juste de la « science » telle que nous l’entendons toujours aujourd’hui. Deux cadres de pensée encore dominants, le récit biblique et le cosmos aristotélicien, passent au crible de la raison et s’effondrent définitivement. Les sciences exactes ne peuvent se professionnaliser que sur des bases raisonnables, à commencer par l’observation empirique et la logique rationnelle. Du savoir à la science, du savant au scientifique, le glissement de vocabulaire pendant ce xviiie siècle suggère un véritable basculement. Mais la curiosité des amateurs ne cède pas si facilement ni instantanément la place à une « méthode scientifique ». Les sciences ne se distinguent d’ailleurs pas nettement les unes des autres : on peut encore être physicien et mathématicien, médecin et géologue, archéologue et zoologiste. Dans un véritable effort de rigueur, Le Sage expérimente une manière d’articuler la tradition expérimentale des naturalistes avec une argumentation théorique.

Il met par exemple à l’épreuve de ses observations la théorie de la gravité de Newton. Elle lui apparaît incomplète pour comprendre cette mystérieuse force qui maintient les corps célestes à distance les uns des autres. Il envisage l’intervention de « corpuscules ultra-mondains », concrets mais imperceptibles. Ses arguments ont été étudiés de près jusqu’au début du xxe siècle, y compris par Poincaré, avant que son hypothèse ne soit abandonnée.

Le champ de curiosité de Le Sage est bien plus large et reste pluridisciplinaire. Alors, sa pensée dérange. Une circonspection plus ou moins moqueuse de ses collègues ne se fait pas attendre. Que trouve-t-on en effet dans le puzzle prolifique de ses cartes à jouer ? Un déroutant pêle-mêle d’hypothèses, de pistes théoriques, de schémas pédagogiques, de questions en suspens, ainsi que des listes de noms, aphorismes, citations et encore moult observations quotidiennes. Lui-même dénomme ces fiches de travail « ébauches », « fragments », « lambeaux », « fatras ». Grâce aux nombreuses reproductions qui scandent ce livre, la lecture de ces notes hétéroclites s’anime de leurs variantes graphiques et de mises en page tout aussi surprenantes. Ce « journal d’un chercheur » s’observe autant qu’il se déchiffre.

La méthode Le Sage passe par bien des détours : dispersions, itérations, associations d’idées, erreurs. Quelques convictions personnelles se font jour, une persévérance éreintante aussi. Jean-François Bert souligne ce bruissement incessant de doutes et de remises en question. Trop attaché à l’intégrité intellectuelle pour éluder ses difficultés, le besogneux Le Sage se méfie de plus en plus de l’aplomb des conclusions de ses contemporains. De fait, le fonctionnement cognitif lui semble labyrinthique plutôt que logique, la construction du savoir plus itérative que cumulative. S’il consigne scrupuleusement tant de détails, c’est qu’il est précoce à y percevoir des liens. Ses avancées intellectuelles, la naissance de ses idées, ses difficultés à réfléchir lui apparaissent comme directement liés à la trivialité du quotidien (alimentation, sommeil, coup de froid…). Il en est convaincu, la physiologie du cerveau est aussi dynamique, donc instable, que celle du corps. Alors, il en traque les manifestations, dans les défaillances de sa mémoire et de son attention.

Ratures et reprises multiples enregistrent ses efforts fébriles à ne rien passer sous silence : « La connaissance de ce qui a raté [est] une condition indispensable au génie véritable. » Il s’étonne aussi du rôle direct et énigmatique de l’imagination dans ses « eurêka ». L’exercice du raisonnement ne suffit pas ; « il faut se fabriquer des ailes ». Mais si la subjectivité informe inévitablement toute recherche scientifique, comment élaborer un savoir objectif ? À force de chercher « le pourquoi du comment », Le Sage n’est jamais parvenu à synthétiser ni à publier ses diverses recherches. En faudrait-il davantage, aujourd’hui encore, pour le marginaliser ? Exhumant de l’oubli ce personnage hétérodoxe, Jean-François Bert fait incidemment trembler ce que nous savons ou croyons savoir. Qu’est-ce donc que savoir ? Sapere, c’est d’abord « avoir du goût, sentir, exhaler une odeur ». Le Sage – et Jean-François Bert après lui – tenaient à réveiller cette saveur unique, nécessaire, première, propre à l’enquête scientifique.

Anamosa, 2018
224 p. 20 €

Hélène Mugnier

Hélène Mugnier est historienne de l’art de formation. Elle est diplômée de l’école du Louvre, et conférencière du ministère de la Culture. Pionnière du management par l’art, elle a créé et dirigé pendant quatre ans l’agence de communication par l’art, Artissimo. Depuis 2005, elle est consultante en profession libérale avec son cabinet de conseil auprès des entreprises, HCM Art & Management.…

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