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Notes de lecture

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Trois leçons sur l’école républicaine d’Éric Maurin

mars 2022

On ne peut qu’être frappé par l’incidence théorique et pratique de la thèse d’Éric Maurin selon laquelle les inégalités scolaires ne viennent pas de l’école elle-même, ainsi que Bourdieu et Passeron ont pu le soutenir. En effet, l’économiste et sociologue, s’appuyant sur de nombreuses études, confirme la prépondérance de l’inégalité des conditions de vie sur les carrières scolaires, masse de granit sur laquelle l’école n’a aucune prise, tout en s’y heurtant constamment. Aussi s’engager dans une lutte contre les inégalités à l’école est-il voué à l’échec, puisque ce but relève d’abord et surtout de politiques sociales. En revanche, la réduction de la pauvreté des enfants forme le moyen le plus efficace pour rétablir les chances concrètes de réussite. C’est à un grand déplacement du regard analytique que convie cet essai incisif sur « le problème du siècle » que constitue toujours « l’inégalité d’éducation », selon un célèbre discours de Jules Ferry en 1870. Par sa problématique autant que par ses thèmes d’investigation (laïcité, centralisme, élitisme), l’auteur opère ainsi une « plongée au cœur du système ».

L’hypothèse globale d’Éric Maurin, que l’on peut qualifier d’« externaliste », ne doit pas être conçue comme une régression à une intuition de sens commun, selon laquelle « tout se joue à la maison », ni comme la réhabilitation d’un déterminisme inhérent au « milieu » dont un xixe siècle eugéniste et hygiéniste, hanté par les tares héréditaires et l’angoisse de la dégénérescence, a livré la forme doctrinaire. Au contraire, toute idée d’une « fatalité » des inégalités scolaires qui minerait l’école républicaine est écartée de l’étude, dont la perspective est résolument de connaissance et d’amélioration.

Paradoxalement, la décentration préalable de l’origine des inégalités favorise une meilleure lisibilité des effets propres à l’école. En délimitant le territoire de l’institution scolaire, il est plus facile d’établir ce qui dépend vraiment d’elle, de décrire son action en l’isolant de l’environnement et d’évaluer en toute rigueur des résultats qui lui sont imputables.

L’essai d’Éric Maurin est constitué de trois études qui peuvent être lues de façon indépendante : monoculturalisme, centralisme et élitisme. La première leçon, « Derrière le voile », lève surtout le voile de l’ignorance en s’intéressant à « l’impact concret de la laïcité sur la scolarité des élèves ». Éric Maurin a cherché à évaluer l’incidence de la loi du 15 mars 2004, précédée par la circulaire « Bayrou » de 1994, à laquelle il attache plus d’importance qu’à la loi, car marquant un véritable tournant politique en matière de prohibition des signes religieux, bien que non contraignante. Les adversaires de la loi avaient en effet invoqué les risques de déscolarisation des jeunes filles musulmanes, outre celui de la stigmatisation. Or l’étude, qui se fonde sur des comparaisons entre cohortes d’élèves scolarisées avant et après 1994, avant et après 2004, par rapport à des groupes témoins de garçons musulmans, aboutit à la conclusion suivante : « En définitive, l’interdiction du voile dans les écoles a eu un effet négatif sur les scolarités des adolescentes porteuses d’un voile “revendiqué” et un effet positif sur les adolescentes subissant un voile contraint, voire “répressif”. »

La deuxième leçon, « Après l’inspection », montre l’effet bénéfique des inspections sur la qualité de l’enseignement en collège, y compris en zone d’éducation prioritaire, mais les modalités de l’inspection ont été complètement revues depuis. La troisième leçon, « La fabrique d’une élite », porte sur l’élitisme des classes préparatoires scientifiques, élitisme qui se traduit par un tableau « sans filles ni pauvres ». Ces deux catégories sont en effet défavorisées parce qu’elles renoncent à la stratégie très efficace du redoublement, trop coûteuse, y compris en temps.

Ce sont donc autant aux effets positifs que négatifs des fonctionnements scolaires qu’Éric Maurin s’est intéressé. Si la division du travail entre le savant et le politique a constitué sa règle d’or, se dégage cependant de son propos la conviction qu’il convient d’abandonner le mythe de la réforme salvatrice qui changera l’école et la rendra plus juste. Dans ce contexte, le rôle de la connaissance scientifique est d’identifier les mécanismes précis qui conduisent à des effets inégalitaires afin de pouvoir les corriger ou les neutraliser, y compris en amont de l’école.

Seuil, 2021
128 p. 11 €

Isabelle de Mecquenem

Isabelle de Mecquenem est agrégée de philosophie et enseigne depuis trente ans une discipline qui n’existe pas, la philosophie de l’éducation. Depuis 2015, elle est aussi chargée de mission sur la laïcité et la lutte contre le racisme et l’antisémitisme à l’université de Reims Champagne Ardenne. Elle a publié une synthèse sur la laïcité en 2018 aux éditions Studyrama. Elle dirige avec Céline…

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