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Notes de lecture

Dans le même numéro

Michel de Certeau avant « Certeau ». Les apprentissages de l’écriture (1954-1968) de Claude Langlois

juin 2022

Comment, à partir de quand, avec quelle conscience de soi, par quels hasards et quelles nécessités un auteur est-il entré en écriture, ou dans les écritures que nous connaissons de lui, après qu’il est devenu célèbre grâce à une œuvre considérable, lue et admirée longtemps après sa mort ? Plus précisément, dans le cas de Michel de Certeau, comment, après la publication du Mémorial de Pierre Favre, l’un des tout premiers compagnons d’Ignace de Loyola, puis l’édition du Guide spirituel et de la Correspondance de Jean-Joseph Surin, et après la participation active à une revue jésuite de spiritualité (Christus), accède-t-il à un « statut médiatique » en proposant dès juin 1968 une interprétation, qui marque les esprits, de Mai 68 comme « prise de parole » ? Après l’entrée en écriture sur des écrits spirituels et mystiques, comment comprendre le passage à un engagement intellectuel aux multiples facettes, celles d’un « Cadet Rousselle aux trente maisons » ? L’historien et éditeur d’écrits des xvie et xviie siècles est en effet devenu théoricien de « l’écriture de l’histoire », analyseur aigu et éclairant du pluriel de la culture, du catholicisme éclaté, du croire et du croyable, des langages reçus de l’institution, de l’« invention du quotidien  », tout en restant l’interprète novateur du « voyage » et de la « fable » mystiques, et l’historiographe inspiré d’un épisode aussi singulier que la « possession de Loudun ». L’image s’est alors imposée : « Certeau », c’est le « marcheur blessé », le voyageur ubiquitaire, le « passant considérable », l’amoureux des « marges », selon le titre d’un récent numéro d’Esprit.

Pour répondre aux questions sur la généalogie des écritures de « Certeau », Claude Langlois convoque non des documents et des témoins qui racontent la vie de Michel de Certeau – son biographe, François Dosse, s’en est chargé1 –, mais ses premiers travaux entre 1954 et 1968 (écrits publiés, inédits et correspondance, envoyée et reçue, conservés dans les archives de la Compagnie de Jésus). Et ce sont les rapports entre Pierre Favre et Michel de Certeau qui s’éclairent alors d’un jour nouveau.

Il existe en effet à ce sujet une « riche archéologie textuelle », avec en particulier un premier texte inédit sur Favre, daté de 1954. Celui qui est, à quatre siècles de distance, le compatriote savoyard de Certeau voit ensuite son morial (son « journal », écrit en latin mâtiné d’espagnol) traduit et publié six ans plus tard, en 1960 : la science à la fois historique et spirituelle déployée par Certeau pour présenter ce livre suscite, encore aujourd’hui, l’admiration du lecteur. Pierre Favre, pastoureau savoyard arrivé à Paris, au collège Sainte-Barbe, en 1526, sera avec François Xavier l’un des deux premiers compagnons d’Ignace de Loyola, arrivé du Pays basque à Paris en 1529. Quelques années plus tard, après la fondation de la Compagnie de Jésus, Favre devient, jusqu’à sa mort en 1546, à 40 ans, un voyageur à temps plein dans l’empire de Charles Quint, comme pèlerin ou missionnaire itinérant, toujours étranger là où il arrive. Ses déplacements le mènent en Allemagne, aux Pays-Bas, au Portugal et en Espagne, sans oublier l’Italie, pour fonder des communautés et rêver de réconciliation avec les partisans de Luther sous l’égide du pape. Dans son Mémorial, il fait mémoire de l’expérience spirituelle ou mystique vécue au cours de ces périples pénibles et dangereux, avec une propension marquée à la fois pour la dévotion très « sensible » aux anges et aux saints tutélaires des lieux où il passe et la remémoration de la grâce reçue par leur médiation. À ce texte jusque-là inédit en français, Certeau donne une profondeur de champ exceptionnelle. Dans les expériences spirituelles et mystiques du voyageur européen au temps des Réformes, il discerne le premier modèle du « contemplatif dans l’action » que doit devenir le jésuite marqué par les Exercices spirituels de saint Ignace.

En reconstituant à son tour, de façon précise et savante, les travaux érudits de Certeau sur Favre, avec leur contexte intellectuel (la formation jésuite des années 1950, la revue Christus, le séminaire de Jean Orcibal à la section des sciences religieuses de l’École pratique des hautes études), Claude Langlois donne à comprendre que si éloigné qu’ait été en apparence, sur le fond et la forme, le « Certeau » d’après 1968 de la spiritualité « quasi médiévale » de Favre et de ses dévotions ahurissantes aux saints et aux anges, c’est bien avec le « voyageur toujours en partance », qui « circule parmi les hommes en silence », que s’est produite une « étrange ressemblance », née d’une « longue fréquentation textuelle » et d’une « affinité élective  » intense. À l’insu de Certeau, une sorte d’identification formelle se serait ainsi maintenue avec Pierre Favre, certes transformée, sécularisée, mais bien présente dans sa manière d’être et d’écrire. « Cette écriture de la maturité, après Mai 68, a bien été élaborée dans le laboratoire favrien de Christus », affirme Langlois, tout en reconnaissant que « l’essentiel, donc le moins aisé à identifier », est « l’immédiate centralité de l’expérience spirituelle ».

Quoi qu’il en soit, cette reconstitution savante met en lumière la chaîne étrange (évidemment due à la Providence, pour certains), qui va d’un jésuite savoyard du xvie siècle, longtemps oublié, au pape jésuite François, qui le porte sur les autels au xxie siècle, après avoir lu (en Argentine) les travaux d’un jésuite savoyard du xxe siècle.

  • 1. François Dosse, Michel de Certeau. Le marcheur blessé, Paris, La Découverte, 2002.
Presses universitaires de Rennes, 2022
296 p. 25 €

Jean-Louis Schlegel

Philosophe, éditeur, sociologue des religions et traducteur, Jean-Louis Schlegel est particulièrement intéressé par les recompositions du religieux, et singulièrement de l'Eglise catholique, dans la société contemporaine. Cet intérêt concerne tous les niveaux d’intelligibilité : évolution des pratiques, de la culture, des institutions, des pouvoirs et des « puissances », du rôle et de la place du…

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