
Esthétique de la rencontre de Baptiste Morizot et Estelle Zhong Mengual
Dans une exposition d’art contemporain, l’effort de curiosité n’est pas toujours récompensé, l’émerveillement s’y fait rare. Trop souvent, la perplexité le dispute à l’indifférence et la frustration à l’agacement. Cette impression récurrente que rien ne se passe ou, plus déplaisant encore, que le spectateur en est exclu, Baptiste Morizot et Estelle Zhong Mengual l’ont éprouvée et baptisée la « tentation de l’art contemporain ». Ils repèrent dans cette expérience de déception répétée une énigme à examiner. Mais les auteurs n’entendent pas s’en laisser conter par la mise en défaut de leur capacité à voir (ou la nôtre), de la compétence de l’artiste ou de la qualité de l’œuvre.
Leur essai coupe court à tout effet d’intimidation sans éluder ni sous-estimer les préjugés qui conditionnent nos pratiques de l’art contemporain. Il se garde aussi de délivrer des clés de décryptage. Il en appelle avec force à l’exigence du spectateur-lecteur. « Si on ressent [les œuvres contemporaines] comme déficientes, c’est bien que l’on possède quelque part une norme implicite, vitale, cryptée mais puissamment discriminante, de ce qui mérite d’être une œuvre d’art : de ce qu’elle mérite de nous faire. » Sur un rythme alerte et direct, l’hypothèse proposée est donc celle d’une tout autre boussole : penser l’art comme relation, plutôt que comme objet extérieur à nous, et comme lieu d’une rencontre potentielle.
Tout commence avec et dans cette expérience de saisissement, ce sentiment d’être non seulement touché par une œuvre mais bouleversé dans notre rapport au monde. A posteriori, chacun se reconnaît comme autre à lui-même. C’est là ce que les auteurs nomment une « rencontre individuante », empruntant l’expression à Gilbert Simondon. L’expérience de l’art relève d’un processus dynamique de transformation qui restaure la part de responsabilité et de liberté du spectateur. La relation qui s’y joue implique toujours au moins trois parties prenantes : l’œuvre, son auteur et le spectateur lui-même.
Dès lors, les obstacles habituellement dénoncés dans notre accès à l’art contemporain tombent d’eux-mêmes. Les auteurs les déconstruisent et invoquent plutôt cette fâcheuse habitude « digestive », devenue une norme implicite, dans la réception de l’art. Or, rappellent-ils, l’art est ce résiste aux attentes ou aux besoins que nous croyions avoir. L’espace de la « rencontre individuante » s’ouvre précisément lorsque l’œuvre éveille en nous des désirs latents, ignorés, oubliés, c’est-à-dire lorsqu’elle résonne avec une « part d’irrésolu » en nous. Nos singularités individuelles ne sont jamais aussi vivantes que lorsqu’elles sont déplacées de nos identités illusoires, de ce « Je » cohérent et conscient. En insistant sur ce processus de mise en tension, les auteurs restituent à l’expérience de l’art toute sa puissance. Non seulement réceptivité et interprétations peuvent en être plurielles, mais l’œuvre est un « catalyseur de collectif […] capable d’individuer parallèlement des hétérogènes, c’est-à-dire de faire émerger du collectif là où il n’y en avait pas, une œuvre d’art constitue un objet profondément politique ».
Baptiste Morizot et Estelle Zhong Mengual, respectivement agrégé de philosophie et docteure en histoire de l’art, se revendiquent volontiers d’abord comme des praticiens du vivant. Leur terreau de pensée est celui des sentiers qu’ils arpentent en forêt ou en montagne. Pisteurs des traces de l’animal et du végétal, ils mettent tous leurs sens en éveil. Quels comportements et quels liens dessinent ces traces, entre les animaux, entre eux et nous ? De fait, l’énigme de l’art contemporain renvoie à cette autre énigme, plus globale : comment nous sommes-nous à ce point coupés de nos sens pour penser notre environnement ? La sensibilité est en crise, selon eux, celle qui nous révèle à nous-mêmes et nous relie aux autres. Et « nous ne sommes pas une civilisation experte en pensée de la relation, c’est peu de le dire ». L’essai de Baptiste Morizot et Estelle Zhong Mengual dessine la singularité d’une autre pratique de l’art : une expérience attentive, incertaine, exigeante qui agrandit notre présence au monde.