
La Cathédrale incendiée de Thomas W. Gaehtgens
L’Ange de la cathédrale de Reims n’a pas toujours eu le sourire doux et serein que nous lui connaissons. Décapité par une poutre en flammes, il fut défiguré dans sa chute en septembre 1914, au tout début de la Grande Guerre. Comment cette « gueule cassée », réduite en une vingtaine de morceaux, est-elle devenue une icône de l’art gothique ? Quand et pourquoi l’Ange a-t-il été restauré ? Avec La Cathédrale incendiée, l’historien allemand Thomas W. Gaehtgens reconstitue un épisode quelque peu oublié, scruté dans la confusion de son déroulé, dans son contexte de guerre mondiale, mais aussi dans la polémique inattendue qui s’ensuit et dont les effets se prolongent jusqu’à aujourd’hui sur les relations franco-allemandes. À partir d’une étude de cas, ce travail décortique aussi la construction de la mémoire des œuvres, dont la dimension collective est aussi déterminante qu’en renouvellement constant.
Les tirs allemands sur la cathédrale rémoise surviennent entre le 4 et le 19 septembre 1914. En dépit d’une documentation d’époque pléthorique, des incertitudes demeurent sur les circonstances exactes qui les ont enclenchés. L’historien allemand rouvre le dossier et déplie les récits qui en ont été faits. Renonçant à toute vérité possible, il redonne voix aux acteurs, à commencer par les protagonistes sur place, témoins directs, si vite dépassés eux-mêmes et devenus inaudibles dans la cacophonie patriotique. La pluralité des points de vue brouille autant qu’elle éclaire le puzzle des événements. L’auteur interroge les pièces du dossier sans préjuger des intentions, celles qui furent affichées ou celles prêtées aux uns et aux autres. Car l’événement prend une ampleur saisissante par sa rapidité. La symbolique culturelle déborde d’emblée les faits de guerre et les victimes humaines pourtant nombreuses.
C’est une guerre médiatique inédite que déclenche d’abord l’attaque de la cathédrale de Reims. « Le Crime » des Allemands est assimilé à celui de « barbares », de « Huns » ou de « Vandales », coupables d’avoir délibérément voulu détruire un monument d’exception. Les Français, eux, ont violé des règles internationales[1] en utilisant un site artistique comme poste d’observation militaire, sans même le protéger. Pour la contre-propagande allemande, les échafaudages qui ont pris feu avec la toiture attestent de l’incapacité des Français à préserver leur propre patrimoine. Quelques jours après la bataille de la Marne, l’histoire qui s’écrit à chaud est engluée dans la guerre.
Mais c’est bien le poids des représentations collectives et le rôle des images dans leur construction qui rendent ce récit haletant. Immédiat et virulent, l’emballement des mots et des images passe par la diffusion de photographies retouchées et de caricatures. L’émotion collective se divise face à l’amplification des dégâts causés et à leur récupération politique de part et d’autre de la frontière. De Proust à Thomas Mann, de Stefan Zweig à Bergson, la communauté intellectuelle et artistique est déchirée, les échanges par correspondance ou par presse interposée en témoignent, respectueux et poignants, mais rattrapés par les élans patriotiques, à quelques rares exceptions près (Einstein, Rolland, Beckmann).
Si la cathédrale incendiée fait événement en tant que telle, c’est qu’elle cristallise une prise de conscience collective nouvelle, la redécouverte de l’art médiéval pendant tout le xixe siècle. Omniprésent dans les têtes, l’imaginaire gothique donne lieu à des interprétations bien distinctes selon qu’on est français ou allemand en 1914. Au lendemain de la douloureuse séparation de l’Église et de l’État, Reims incarne une double histoire de France, catholique et monarchique, dans l’ombre de Clovis et Jeanne d’Arc. En Allemagne, où l’unité institutionnelle et territoriale est encore récente (1870), l’achèvement de la cathédrale de Cologne en 1880 a scellé le gothique comme un pilier de l’identité nationale.
Pourtant, le diagnostic est unanime sur la conscience du patrimoine artistique comme d’un bien commun transnational. Comme le montre l’étude de cas de Reims, la réappropriation du gothique en France comme en Allemagne renouvelle le débat sur la place de l’art et de la culture dans la société moderne. Face à son développement matérialiste et industriel, l’art est défendu comme une expression autre de l’humanité. C’est pourquoi le patrimoine légué par le passé oblige ses dépositaires comme responsables de sa conservation et de sa transmission pour les générations suivantes. Dans l’entre-deux-guerres, la restauration de la cathédrale de Reims a agité de longs débats avant son inauguration en juillet 1938 : fallait-il ou non garder les traces des dommages de guerre, apaiser ou préserver les preuves d’agression militaire ?
Cette enquête fait ressortir un tournant médiatique, géopolitique et culturel. Au fil de la lecture, les questions de l’époque résonnent de plus en plus crûment jusqu’à nous. Comment les débats médiatiques fabriquent-ils du réel ? Comment les représentations collectives s’imbriquent-elles avec les événements pour en orienter l’impact dans la durée ? Quelle conscience avons-nous de notre attachement patrimonial et comment s’est-il transformé dans nos sociétés contemporaines ? Au dilemme de savoir qui a priorité à être sauvé, une vie humaine ou un chef-d’œuvre, Romain Rolland répond en 1914 : « Tuez les hommes mais respectez les œuvres ! » Qu’en est-il aujourd’hui ? Quelle représentation commune nous faisons-nous de notre patrimoine artistique ? Carte maîtresse des relations internationales et enjeu médiatique récurrent, l’enjeu de l’art comme objet géopolitique reste à vif. Gaehtgens a préféré se garder d’un chapitre écrit sur ces questions actuelles au Proche-Orient, au nom de la rigueur de son effort d’historien. La complexité d’une situation donnée, avec ses spécificités, résiste à toute analogie historique, trop dangereuse.
Cette exigence fait écho au travail complémentaire de Bénédicte Savoy sur les biens culturels, leurs déplacements et réappropriations. « À qui appartient la beauté ? », interrogeait-elle dans son cours au Collège de France en 20162. Appétence du patrimoine, tourisme culturel et débats de restitutions entre pays et musées sont autant de facettes du débat tel qu’il est devenu le nôtre. Il met à nu notre fréquentation de l’art et la place que nous lui reconnaissons dans nos sociétés. Si les œuvres sont aussi des constructions historiques, leurs effets sur notre imaginaire collectif ne sauraient y être réduits. À travers ce livre, Gaehtgens restitue à l’Ange au sourire de Reims non seulement une mémoire historique et une épaisseur d’appropriation collective mais aussi la dignité d’un visage, celui emblématique de l’art quand il nous relie à une commune humanité, au-delà de nos identités culturelles distinctives.
[1] - Conventions de La Haye de 1899 et de 1907.
[2] - Voir aussi Bénédicte Savoy, Patrimoine annexé. Les biens culturels saisis par la France en Allemagne autour de 1800, préface de Pierre Rosenberg, Paris, Maison des sciences de l’homme, 2003.