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Notes de lecture

Dans le même numéro

Le capitalisme d’influence

En novembre 2021, la revue Esprit consacrait son dossier à l’étude de la socialisation sur Internet, et demandait si cet espace pouvait constituer une menace pour la démocratie. L’équipe de recherche de David Chavalarias, à l’Institut des systèmes complexes, approfondit la même interrogation dans l’ouvrage Toxic Data, consacré au capitalisme d’influence.

Le livre de David Chavalarias, Toxic Data, porte sur les conséquences sociales et politiques de la mise en place, dans les années 2000, du « Web participatif ». On appelle ainsi la deuxième génération du réseau informatique Internet : elle se caractérise par le fait de ne plus seulement faire d’Internet un lieu d’échange de données, mais un lieu de production de celles-ci, que ce soit par les internautes eux-mêmes ou via certains programmes. Il s’agit de ce fait d’un lieu d’interaction sociale d’un nouveau genre dès lors que la majorité d’entre nous se trouve aujourd’hui équipée d’un téléphone portable. Le livre étudie l’interaction sociale entre entités humaines ou logicielles, en particulier sur Facebook ou Twitter, permettant la constitution de ce qu’il est convenu d’appeler des « réseaux sociaux ».

L’auteur souligne d’entrée de jeu l’une des difficultés potentielles de ce nouvel usage d’Internet : l’interaction est brouillée à la fois qualitativement dans l’adresse (il n’est plus possible de connaître la nature véritable de qui s’adresse à moi, humain ou programme) et quantitativement dans la communauté (il n’est plus possible de savoir si je suis le seul à recevoir une information dans l’état où je la reçois). Les programmes du Web 2.0 se trouvent aujourd’hui intégralement aux mains de groupes commerciaux de taille mondiale, dont le modèle économique est fondé sur le profit via la publicité. Mais ce qu’on appelle aujourd’hui « publicité » est bien loin de la « réclame » d’antan : les programmes du web 2.0 orientent artificiellement les recommandations vers des buts commerciaux, en maintenant autant que faire se peut les utilisateurs dans un régime d’interaction qui favorise la consommation. De puissants moyens numériques, fondés sur l’agrégation statistique, permettent d’étudier les comportements des internautes, le plus souvent à leur insu, pour influencer chaque individu selon ses goûts, ses idées et ses désirs.

La dérive politique de cette généralisation publicitaire apparaît alors clairement : il devient possible d’influencer les internautes jusque dans les décisions collectives qui font le cœur de la vie politique. La compétition commerciale en vue du profit se mue ainsi en compétition visant la sédition interne, qu’elle soit provoquée par un pays étranger ou par un fauteur de troubles voulant diviser ses adversaires. L’auteur en tire un constat sans appel : l’usage actuel du Web 2.0 est incompatible avec l’exercice de la démocratie comme régime politique.

L’équipe CNRS de l’auteur à l’Institut des systèmes complexes est capable de localiser puis de mesurer la circulation de l’information par le biais de mots-clés utilisés sur des réseaux sociaux afin d’en réaliser une cartographie dynamique. L’enquête permet de conclure que la circulation de l’information est « structurellement dissymétrique » : les internautes produisent des données dont ils ne savent ni si ni comment ni à quelles fins elles sont agrégées ; et la manipulation des internautes opérée par les réseaux sociaux devient non seulement patente mais quantifiable.

Prenons deux exemples. Sur Twitter, qui compte neuf millions d’utilisateurs actifs en France en 2021, l’étude des fuseaux horaires liés aux messages permet de se rendre compte que l’extrême droite américaine a massivement participé au dénigrement du candidat Macron pendant la campagne présidentielle de 2017, en particulier pendant la période dite « de réserve » de quarante-huit heures avant l’élection : « À l’ère du numérique, une disposition initialement pensée pour éviter les manipulations crée donc une nouvelle vulnérabilité dans notre système électoral. » De façon générale, trois caractéristiques de l’environnement du Web 2.0 participent à une polarisation extrême des positions politiques et sociales : « dé-spatialisation/massification », « instantanéité » et « confusion des identités ».

L’action consistant à rediffuser un message à toute une liste de contacts (le « re-tweet ») permet une rediffusion virale d’un message simple, voire simpliste. L’analyse de cette rediffusion permet de cartographier des communautés d’influenceurs. On observe alors un phénomène dit de la « chambre d’écho » : dans une communauté, une même information peut paraître provenir de plusieurs sources, alors qu’elle ne vient en fait que d’une seule. Le repli sur elle-même d’une communauté peut alors s’accentuer, comme l’ont montré de nombreux exemples pendant la pandémie de Covid-19, où les rumeurs les plus folles ont pu circuler, des puces 5G glissées dans les vaccins à tel ou tel traitement miracle que, par intérêt financier de groupes pharmaceutiques mal intentionnés, on refusait à la population. Ainsi, le « renforcement », la « contagion » et la « bulle de filtre » sont les trois dangers qui guettent l’usager du Web 2.0.

En s’appuyant sur les scores d’amplification, on se rend compte que ces risques avantagent les opinions les plus extrêmes. À partir de 2018, Facebook a décidé de mettre en avant, en changeant une simple ligne de code, les contenus qu’elle jugeait « significatifs » pour chacun de ses 2, 9 milliards d’usagers. C’est après cette décision unilatérale et non démocratique que le mouvement des Gilets jaunes, décentralisé et sans chef, est devenu en France l’un des mouvements sociaux les plus puissants de l’après-guerre. Il existe aussi des moyens directs d’influencer le résultat d’un vote par des programmes de ciblage et d’influence. Bien qu’ils soient gardés secrets, l’analyse indirecte de leurs effets est possible et révèle que nous sommes entrés dans l’ère du « capitalisme d’influence, une organisation du monde économique autour de la marchandisation de l’influence sociale et de la capacité à contrôler le niveau d’influence sociale entre les individus ».

L’auteur tire de ces analyses dix-huit recommandations à l’attention des utilisateurs du Web 2.0 et des décideurs politiques, pour éviter que les régimes démocratiques ne s’effondrent d’eux-mêmes. Ces recommandations vont de la façon d’aiguiser son esprit critique et de choisir ses « amis » sur les réseaux sociaux à des projets beaucoup plus ambitieux : réforme des systèmes électoraux et de l’éducation, indépendance de la recherche publique, constitution par la puissance publique de réseaux sociaux neutres et surveillance des algorithmes par des autorités indépendantes. Il y a donc une urgence certaine parce que la démocratie dépend avant tout du soin que les citoyens lui portent.


Toxic Data. Comment les réseaux manipulent nos opinions
David Chavalarias

Flammarion, 2022
300 p. 19 €

Jean Lassègue

Jean Lassègue est né en 1962 à Paris. Philosophe et épistémologue, il est chercheur au CNRS (Institut Marcel Mauss-EHESS), où il enseigne.

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La démocratie des communs

Les « communs », dans leur dimension théorique et pratique, sont devenus une notion incontournable pour concevoir des alternatives à l’exclusion propriétaire et étatique. Opposés à la privatisation de certaines ressources considérées comme collectives, ceux qui défendent leur emploi ne se positionnent pas pour autant en faveur d’un retour à la propriété publique, mais proposent de repenser la notion d’intérêt général sous l’angle de l’autogouvernement et de la coopération. Ce faisant, ils espèrent dépasser certaines apories relatives à la logique propriétaire (définie non plus comme le droit absolu d’une personne sur une chose, mais comme un faisceau de droits), et concevoir des formes de démocratisation de l’économie. Le dossier de ce numéro, coordonné par Édouard Jourdain, tâchera de montrer qu’une approche par les communs de la démocratie serait susceptible d’en renouveler à la fois la théorie et la pratique, en dépassant les clivages traditionnels du public et du privé, ou de l’État et de la société.