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Notes de lecture

Dans le même numéro

La vie derrière soi. Fins de la littérature d'Antoine Compagnon

mai 2022

Quand la mort se profile dans les prodromes ou les certitudes de la vieillesse, sonne l’heure pour certains, non pas des comptes à rendre d’une existence, mais des bilans de ce qui fut créé ou du temps qui reste pour poursuivre, à moins que des sursauts veuillent laisser encore, à l’approche du départ, de plus fortes traces, prouver les capacités restantes d’une vie, imaginer le chef-d’œuvre jusqu’alors retardé ou impensable.

Cet ouvrage d’Antoine Compagnon, ancien professeur au Collège de France, ouvre une enquête sur les œuvres et les propos d’un panel de grands écrivains et d’artistes à l’extrême de leur vie. Comment terminer une carrière, entre ultima verba et « chant du cygne » ? Où s’achève, doit s’achever une vie d’écrivain ? En treize chapitres reprenant ce thème d’un achèvement douloureux ou serein, désabusé et nostalgique ou fort de sagesse, l’auteur se penche sur la « fin » des plus grands écrivains ou artistes, leurs derniers discours ou leur ultime création.

Dans cet ouvrage érudit, on ne sait ce qu’il faut le plus admirer, de la précision et la multiplicité des références ou du fil tenu serré d’une problématique à construire ou à révéler. Parmi les figures retenues, on rencontre Chateaubriand et sa dernière publication, Vie de Rancé (1844), avancés ensemble telle une sorte de paradigme, Baudelaire, Proust, Gide et leurs états d’âme à l’approche de leur mort, Hermann Broch ou Blanchot théorisant la postérité des œuvres et la possible éternité de la littérature, le premier dans son célèbre roman La Mort de Virgile (1945), le second dans ses nombreux essais, dont Le Livre à venir (1959). On croisera aussi au long de ce parcours les figures d’Emerson, Hugo von Hofmannsthal, Georg Simmel, Henry James, Barthes, Edward Saïd, Borges, Sainte-Beuve ou Saint-Simon, Montaigne, Michelet, Sartre, Barrès, Thomas Mann ou Tolstoï, pour ne citer que quelques-uns des auteurs ou théoriciens commentés en rapport avec ces thèmes de la vieillesse anxieuse ou de ses possibles espérances.

En contrepoint de la littérature, mise ici à l’épreuve de son incarnation et de ses postérités, l’auteur appelle encore à la rescousse d’autres registres de la création. Pour la musique, viendrait ici Beethoven atteignant au sublime en ses derniers quatuors ou, pour la peinture, un Poussin, dont la main trembla en ses dernières toiles, qu’il accomplit tout de même. Un autre exemple serait celui de Rembrandt, trouvant avec l’âge l’accordement de sa palette en vue d’un essentiel. Le Greco est aussi convoqué pour ses toiles irréelles ou encore Titien et Cézanne, peintres d’œuvres tardives au génie épuré.

Dans tous ces exemples, l’auteur ne néglige aucune source, des témoignages aux correspondances, de l’intertextualité à l’herméneutique, de manuscrits peu connus de ces auteurs aux hypothèses à confirmer de la recherche. Au milieu du livre, un cahier d’une trentaine de reproductions de tableaux célèbres vient éclairer des démonstrations ou enrichir la thèse par des exemples. Un appareil étoffé de notes et de citations complète l’ensemble.

Le lecteur d’un tel ouvrage ne perdra pas son temps s’il veut plonger dans les arcanes de la création littéraire ou esthétique, son fond d’angoisse et d’incertitude terminale, suivre dans leur dramatique questionnement la fin personnelle de bien des génies et leurs pensées d’alors, finalement à la même enseigne que toute autre finitude.

Éditions des Équateurs, 2021
381 p. 23 €

Claude-Raphaël Samama

Docteur en anthropologie, directeur de la revue L’Art du Comprendre, il est notamment l’auteur de Le spirituel et la psychanalyse (L’Harmattan, 2015) et Perspectives pour les islams contemporains (L’Harmattan, 2016). Voir son site internet : www.claude-raphael-samama.org.

Dans le même numéro

Patrimoines contestés

Depuis la vague de déboulonnage des statues qui a suivi l’assassinat de George Floyd, en mai 2020, la mémoire et le patrimoine sont redevenus, de manière toujours plus évidente, des terrains de contestation politique. Inscrire ces appropriations de l’espace urbain dans un contexte élargi permet d’en comprendre plus précisément la portée : des manifestations moins médiatisées, comme l’arrachement de la statue d’un empereur éthiopien en Grande-Bretagne, ou touchant à des strates d’histoire inattendues, comme la gestion de la statuaire soviétique, participent d’une même volonté de contester un ordre en dégradant ses symboles. Alors qu’une immense statue célébrant l’amitié russo-ukrainienne vient d’être démontée à Kiev, le dossier de ce numéro, coordonné par Anne Lafont, choisit de prendre au sérieux cette nouvelle forme de contestation, et montre que les rapports souvent passionnés que les sociétés entretiennent avec leur patrimoine ne sont jamais sans lien avec leur expérience du conflit. À lire aussi dans ce numéro : l’histoire, oubli de l’inconscient ?, le prix de l’ordre, pour une histoire européenne, les femmes dans l’Église, les réfugiés d’Ukraine et nos mélancolies secrètes.