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Notes de lecture

Dans le même numéro

Nuremberg. La bataille des images. Des coulisses à la scène d’un procès-spectacle de Sylvie Lindeperg

avril 2022

Le procès de Nuremberg reste dans l’imaginaire collectif comme l’accord final du grand fracas de la Seconde Guerre mondiale. On aurait pu penser que les films tournés pendant son déroulement seraient exemplaires. Exemplaires, ils le furent en effet, mais surtout de la difficulté d’utiliser les images et les sons recueillis pendant les débats d’un tribunal appelé, pour la première fois, à juger l’histoire. Certes, on a appris comment faire depuis, surtout à partir du procès Eichmann, puis du procès Barbie en France, mais en 1946-1947, tout était à inventer. C’est de cet apprentissage plein de tâtonnements que rend compte l’ouvrage de Sylvie Lindeperg, un livre méticuleux qui se lit comme un roman d’aventures, d’abord parce qu’il est très bien écrit, éclairant les subtilités du langage cinématographique, ensuite en raison des personnages flamboyants qui s’y croisent et s’y affrontent dès le début dans un mélange tragi-comique. Par exemple, les juges devaient-ils porter une perruque ? Oui, opinent bien entendu les Britanniques. Panique des Russes, qui s’agitent jusqu’à obtenir de siéger en uniforme, donc avec casquettes… Et la description du petit monde de la presse – logé dans un château digne de ceux de Louis II de Bavière, mais en dortoirs avec lits de camp, amours naissantes et bagarres pour le contrôle de la salle de bains – reste fort actuelle.

Pour la partie sérieuse, une fois la décision prise de filmer les débats, ce fut, du premier au dernier jour, un affrontement entre la vision soviétique d’un procès pour l’exemple, du grand documentariste de guerre Roman Karmen, et la vision américaine, elle-même déchirée entre la tendance du procureur Robert H. Jackson, qui rêvait d’un film exaltant le triomphe du droit et vendant la démocratie américaine, et celle de William J. « Wild Bill » Donovan, le peu conventionnel créateur et patron de l’Office of Strategic Services, ancêtre direct de la CIA, qui, conscient de l’efficacité du soft power hollywoodien, voulait confier la réalisation à John Ford. Au milieu, le président Geoffrey Lawrence, plus British que nature, qui ne voulait pas de cinéma du tout et ne rata aucune occasion, dès qu’il y avait quelque chose d’intéressant à filmer, de faire couper les projecteurs. Or il fallait à l’époque beaucoup de lumière pour filmer. Tout le monde transpirait à grosses gouttes et les accusés dans le box portaient des lunettes de soleil, surtout Hermann Göring, qui assura une grande partie du « spectacle » à lui tout seul : convenablement désintoxiqué par les médecins américains, il était en pleine forme et ridiculisait la Cour à toute occasion. Il ne fut pas le seul caillou dans la chaussure du tribunal ; il y eut aussi les fantômes du massacre de Katyń, dont il devenait évident qu’il avait été ordonné par Staline, bien qu’il eût essayé d’en faire porter le chapeau aux nazis. Il y eut aussi, d’un bout à l’autre, cette embarrassante question : que faire, juridiquement parlant, avec le génocide ? Et quid de la non-rétroactivité de la notion de crime contre l’humanité ? Les projections de documents filmés à l’ouverture des camps et les rares images des massacres par les Einsatzgruppen rappelaient une dimension hors norme, malaisée à faire entrer dans un acte d’accusation qui se voulait plus « global ».

Une fois le procès terminé et les condamnés exécutés (les responsables de l’exécution ayant au passage interdit aux procureurs d’assister aux pendaisons, pour se venger d’avoir eux-mêmes été tenus à l’écart de l’énoncé du verdict), chacun s’en fut mitonner son film dans son coin. Roman Karmen produisit un document puissant, mais très dans la ligne des procès staliniens, n’hésitant pas à faire rejouer des scènes au procureur soviétique. Les Français furent ternes. Les Américains perdirent du temps en continuant à s’étriper entre deux visions et le résultat fut un film honorable mais qui, arrivant trop tard, n’intéressait déjà plus personne. Car les temps avaient changé, l’heure était à la guerre froide et au maccarthysme naissant. Devant ce résultat en ordre dispersé, on ne peut que rêver à ce qu’aurait pu faire John Ford à partir d’un aussi grandiose « scénario » : un film où la fiction aurait réhabilité la réalité.

Payot, 2021
528 p. 25 €

Jean-François Dars

Jean-François Dars et Anne Papillault ont longtemps été réalisateurs de films scientifiques au CNRS. Mariant les images aux textes, ils ont aussi publié Voyage avec Stevenson dans les Cévennes et Petits Soldats (Descartes & Cie) ainsi que Les Déchiffreurs, voyage en mathématiques et Le plus grand des hasards, surprises quantiques (Belin).  …

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