
Pensée du design de Jean-Philippe Testefort
Paradigme du néolibéralisme, la notion de design comporte aussi des avantages, lorsqu’elle nous ramène, par certains aspects, en deçà de la modernité.
Un essai sur tout, à partir de (presque) rien : c’est la gageure que soutient le philosophe Jean-Philippe Testefort dans Pensée du design. Il s’agit de saisir, à travers l’idée de design, rien de moins que où nous sommes et où nous allons. Le contraste est frappant, entre l’immensité de la perspective et l’humble prisme par où elle est saisie.
L’unité du propos tient au paradoxe que constitue la montée en puissance du design au xxe siècle. Notion d’origine anglaise, le design est une discipline intrinsèquement plurielle, qui s’occupe de la conception et de la réalisation de produits fabriqués par l’homme (objets, espaces ou communication). William Morris (1834-1896), considéré comme le père fondateur par la profession, le conçoit comme une réaction à une révolution industrielle jugée déshumanisante. Les artistes-artisans de son mouvement Art and craft manifestent leurs préoccupations devant le « progrès » : besoin d’individualisation, recherches de véritables valeurs… Pour Morris, le design peut et doit servir de levier pour la transformation sociale, peut et doit réformer l’entreprise industrielle en injectant des valeurs humanistes dans l’appareil de production. La notion de design est donc au carrefour de l’esthétique, de l’éthique et du politique, et son cahier des charges initial est de réformer les modes d’existence, dans le souci d’une plus grande justice sociale. En simplifiant les tâches pénibles, et par son souci du bien-être, de l’esthétique, de l’individuation, le design défend l’idéal orwellien de common decency. Dans un parallèle audacieux, l’auteur rapproche le design de la philosophie : ces disciplines parient toutes deux sur la réforme endogène d’un monde donné d’avance. Comme la philosophie, le design est apparenté à un art de vivre qui cherche à produire de nouvelles expériences. L’histoire du design est donc marquée du sceau de l’utopie.
Comment se fait-il alors qu’il constitue aujourd’hui un concentré de désastres éthiques ? Le design est devenu synonyme de production massive de gadgets, d’appareils à l’obsolescence programmée, dont le but n’est que de générer des profits. Il accélère le gaspillage des ressources, fait la promotion du superflu jusqu’au ridicule, est réservé aux Occidentaux aisés qui tentent de se singulariser par l’acquisition d’objets extraordinaires. D’où vient cette monstrueuse rétroversion du projet initial ?
Retenons deux pistes stimulantes. Pendant les Trente Glorieuses, on assiste à l’affirmation du sujet libéral ; l’expression des désirs particuliers tend à devenir l’usage. Et par la production d’objets individualisés promus par la communication de masse, le design industriel participe à la fabrique de nouvelles identités, individuelles et collectives. De plus, par la surprise que leur nouveauté provoque, les objets réintroduisent du sens dans les automatismes du quotidien. Le design renforce donc bien la singularisation. Mais, paradoxalement, la crise des valeurs que traversent nos formes d’existence va de pair avec cette promotion du sentiment de singularité. Elles sont l’expression d’une même dynamique, qui mène à la fois à une haute technicité dans l’ordre des relations de choses et à des relations de sens livrées à elles-mêmes. Car les premières se mettent à régenter les secondes. Autrement dit, voilà une situation où le rationnel prend le pas sur le raisonnable. Notre aspiration désespérée à la singularité est traitée par des algorithmes et devient la cible des publicitaires. Il y a un rapt de la subjectivité fondamentale, une « conduite des conduites », qui s’exerce d’autant plus à notre insu qu’elle repose sur notre propre choix.
Éclairante aussi, la distinction de Marilia Amorim1 entre trois formes d’intelligence : l’intelligence du mythe, narrative, l’intelligence de la science, démonstrative, et l’intelligence stratégique, la ruse. Seule la ruse permet de résister à l’oppression, mais c’est elle aussi qui permet à l’oppresseur d’établir son pouvoir. Testefort montre que l’époque contemporaine consacre cette forme d’intelligence. Jamais la ruse n’avait pu se reconnaître comme dominante, elle œuvrait jusqu’à aujourd’hui clandestinement au service d’autres causes. Comment ne pas rapprocher art, technique, design, de cette forme d’intelligence ? La technique dupe les lois de la nature et, par leur exploitation, nous libère de notre condition naturelle. Flusser voulait mettre à nu les aspects « sournois et perfides » que recelait le mot design et, en effet, derrière le design, il y a une culture de la mystification assumée, une culture chaque jour plus consciente d’être frauduleuse2. Ainsi, la sortie de la modernité nous jette dans un monde brut, sans fard, privé de ses récits moraux, religieux ou politiques, un monde nu où la ruse devient officiellement opératoire.
Gramsci définissait la crise comme le moment où « l’ancien meurt et le nouveau ne peut pas naître ». Testefort assume cette vision assez noire de l’« inter-règne » que nous traversons. Il se demande même si on ne peut voir dans l’échec de l’utopie du design le modèle de tout processus politique : un projet vertueux, d’où surgit le pire. Il prend le design comme une loupe qui donne à voir la promesse d’un ailleurs et aboutit à une assignation à encore plus d’ici-même. Gardons le sens de l’humour – politesse du désespoir : « La voie semble étroite qui, de nos jours, laisse la place à un optimisme même mesuré en matière d’organisation politique et en particulier d’émancipation. »
Cependant, l’auteur ne nie pas l’ambivalence intrinsèque de son objet d’étude : paradigme du néolibéralisme, la notion de design comporte aussi des avantages, lorsqu’elle nous ramène, par certains aspects, en deçà de la modernité. Par exemple, l’attention aux détails est le propre du design. Et même, en un certain sens, contre le relativisme où aboutit la modernité, la réintroduction du sens et de l’éthique, puisqu’on peut toujours dire d’un objet qu’il est « bien » ou « mal designé ». On ne peut se contenter de le décrire ou de le soumettre aux processus neutres de la science expérimentale. Bon ou mauvais design remettent l’éthique en ligne de mire et le designer en position de responsabilité. En outre, le design admet la valeur de la tradition, et n’épouse pas le geste, moderne par excellence, de la table rase. Comme l’écrit Bruno Latour, la liberté du design n’est pas synonyme de toute-puissance3. Bref, il nous oriente vers une nouvelle voie, affranchie des dualismes d’origine gréco-moderne. Il nous ramène vers « l’art utile », catégorie disparue au profit de la gratuité de l’art moderne. De plus, si l’émancipation passe par l’achèvement des singularités, si la différence est une valeur, alors le design, de façon exemplaire, y travaille poétiquement, par la « désobéissance à dose homéopathique », selon l’expression de la designer Matali Crasset4. Ainsi, l’individualisme tant décrié serait l’expression – encore caricaturale – d’une véritable égalité, où chacun sera incomparable.
« Si le néolithique constitue le moment de bascule vers la subordination grandissante du raisonnable au rationnel dans l’organisation de la vie des hommes, conclut Testefort, et si nos existences algorithmées en constituent l’apothéose, le design représente tout à la foi l’achèvement et le reproche ultime de cette aventure. »
- 1.Voir Marilia Amorim, Raconter, démontrer, survivre. Formes de savoirs et de discours dans la culture contemporaine, Toulouse, Érès, 2007.
- 2.Voir Vilèm Flusser, Petite Philosophie du design, trad. de l’allemand par Claude Maillard, Belval, Circé, 2002.
- 3.Voir Bruno Latour, « Les cinq avantages du (mot) design », art-utile.blogspot.fr, 2 avril 2012.
- 4.Voir Emmanuelle Lallement, Matali Crasset. Un pas de côté (1991-2002), Paris, Somogy, 2002.