
De quoi se moque-t-on ? Satire et liberté d’expression sous la dir. de Cédric Passard et Denis Ramond
La question du titre est bonne. On aurait même pu ajouter : « de qui » rit-on ? La dérision, le persiflage, la moquerie, l’ironie, l’humour et bien sûr la caricature – toutes ces formes du rire pour se moquer, réunies ici sous le genre de la « satire » – ont pris une extension quasi infinie grâce à Internet, avec des « créateurs » en grand nombre sur tous les sujets. La fabrication de satires au sens large, les détournements humoristiques de messages et les oppositions et ricanements qu’ils suscitent y sont légion. Paradoxalement pourtant, la satire sur Internet n’est pas traitée ici, ni sous ses formes directes, pratiquées par des internautes avec beaucoup de créativité sinon toujours d’à-propos, ni à travers leur rôle indirect sur les réseaux sociaux comme caisses de résonance. Le livre offre en revanche ample matière à informations et à réflexions sur les normes internes du genre et les contraintes juridiques qu’il doit affronter, sur ses formes et ses stratégies anciennes et récentes, sur les tensions et les polémiques qu’il provoque, sur ses paradoxes et ses angles morts aussi. La grande diversité des satires, présentes dans tous les moyens de communication, rend tout classement difficile. Une enquête historique même limitée montre aussi, pour paraphraser le mot de Pierre Desproges, qu’on peut rire partout de tout, mais qu’on rit autrement ici et là, et d’objets semblables, aux mêmes périodes.
De manière générale, dans des sociétés à la fois extraordinairement individualistes, où les droits subjectifs s’affirment sans restriction, la difficulté essentielle vient de l’appréciation très différenciée de la satire sous ses multiples formes : ce qui fait rire les uns est insulte et humiliation pour les autres (ceux qui s’en sentent victimes directes ou indirectes en particulier). Cette différence recoupe souvent des inégalités sociales et de culture. Dans ces conditions, la judiciarisation de tout, qui ne cesse de s’étendre, a évidemment atteint aussi la satire, avec pour conséquence que plane sur ses créateurs un « nouvel esprit de censure ». Pour obtenir justice, les victimes et les « offensés » de toutes sortes, les cibles politiques, religieuses et autres, vont devant les tribunaux, nationaux et internationaux, avec des fortunes diverses.
Dans sa postface, qui relève le rôle d’Internet mais surtout « la passion de la censure et ses progrès », Marc Angenot partage la « conception laudative » de la satire qui domine implicitement dans le livre : elle est subversion et mise en question des pouvoirs et des puissants du jour, ou tout simplement d’adversaires du jour, et contribue ainsi à la vitalité démocratique. Plus que légitime dans les démocraties occidentales, cette vision « laudative » de la satire sous-estime néanmoins le droit des affects réactifs, ou les élimine purement et simplement de ce que doit prendre en compte l’analyse des phénomènes satiriques. Mais dans ce cas, on oublie l’inégalité dans la capacité d’interpréter la critique satirique ou de la mettre à distance (voir, sur ce point, les réflexions de Nelly Quemener dans Le Pouvoir de l’humour chez Armand Colin en 2014). C’est vrai notamment des images, inégalement partagées selon les traditions culturelles, mais finalement aussi des multiples formes du genre « satire ».