
Vivre et penser la liberté de Jacques Ellul
Ceux qui se sont plongés dans l’œuvre immense et composite de Jacques Ellul (1912-1994) savent que la polémique qu’elle suscite se mêle à l’enthousiasme qui accompagne toutes les pensées que l’on sait redoutables, dans lesquelles on refuse de se reconnaître, mais qui forcent l’admiration par leur audace et leur sagacité. Depuis quelques années, les éditions protestantes Labor et Fides concourent à son anamnèse. Cette nouvelle édition, Vivre et penser la liberté, rassemble une quarantaine d’articles sur la liberté, écrits entre 1938 et 1991, dont la moitié sont des inédits, sous des aspects aussi variés que la sexualité, la religion, le progrès technique, les institutions européennes ou encore l’école. Pour Ellul, la liberté est « un concept qui n’existe pas ». Elle est au mieux un mythe qui sert de fondement à l’Europe. À cet égard, les textes d’Ellul ne permettent pas de « vivre et penser la liberté », mais de la combattre comme une chimère philosophique, une coquille vide, une « illusion », un faux-semblant. Ellul est davantage un penseur de l’aliénation sous couvert de la liberté que de la liberté elle-même, perdue depuis la Chute et l’accession des hommes à l’autonomie. L’aliénation se reconnaît dans ces simulacres de liberté que sont l’État, l’absence de contrainte et le loisir. La « véritable liberté », fille de l’obéissance, ne consiste pas à pouvoir choisir entre le Bien et le Mal, mais à vouloir le Bien. Faisant œuvre de « dévoilement », Ellul considère que la liberté brandie par les modernes comme un étendard n’est que paroles, et qu’aucune structure institutionnelle, fût-elle démocratique, n’affranchit l’homme des chaînes qui l’enserrent depuis la Chute. Le même Ellul qui désavoue Mai 68 au nom d’une défense très antimoderne de la libération sexuelle, qui accable le présent de tous les maux, qui diabolise systématiquement le progrès et ses innovations, se révèle ailleurs fervent défenseur de la laïcité à l’école, du pluralisme, de la jeunesse, des discours contestataires face à leurs détracteurs, bref, comme un libertaire.