
Écrits de New York et de Londres (1942-1943) de Simone Weil
Textes établis, présentés et annotés par Robert Chenavier, Jean Riaud, Patrice Rolland, avec la collaboration de Marie-Noëlle Chenavier-Jullien et Françoise Durand-Échard
La puissance intellectuelle et spirituelle de Simone Weil étonnera toujours, comme sa véhémence, son esprit de contrariété, ses injonctions aussi, mais elles sont telles qu’on est plutôt saisi qu’offensé par ses arguments impérieux, même quand elle paraît excessive ou injuste. Une sorte de rage d’écrire et d’oser écrire, encore et encore, sur toutes sortes de sujets semble l’habiter durant la dernière année de sa vie, entre juillet 1942, date de son arrivée à New York, et sa mort à Londres le 24 août 1943, comme si elle avait su l’urgence de rédiger des pages testamentaires.
Des écritures encore et toujours – des textes de ce volume, parallèles à celle de L’Enracinement – sont dérobées dans une vie occupée de projets, d’engagements ou de tentatives d’engagement, et de démarches pour les réaliser, ici pour participer à la Résistance et aller à Londres avec un « Projet de formation d’infirmières de première ligne ». Elle part de Marseille avec ses parents en mai 1942 pour Casablanca, puis arrive avec eux fin juillet à New York, qu’elle quitte seule pour Londres en décembre de la même année. Dans la présentation générale, Robert Chenavier décrit longuement les péripéties diverses de ces traversées et de ces séjours, les échecs de Simone pour faire passer ses projets, ses réactions extrêmes, toujours au bord de la rupture : ainsi, à peine arrivée à New York, les nouvelles de Marseille, où des troubles éclatent en juillet et où des juifs sont arrêtés et déportés, la rendent littéralement « malade », déprimée, car elles lui donnent l’impression d’avoir déserté le lieu du malheur et du combat, et elle regrette d’avoir quitté la France. À Londres, où elle ne parvient pas plus qu’à New York à convaincre de l’intérêt de son projet de formation d’infirmières, elle espère encore, inconsciente – ou insouciante – de son état de santé déjà très dégradé, un parachutage en France…
Robert Chenavier rappelle aussi ses multiples rencontres intellectuelles et politiques, qui sont pour une part à l’origine des écrits rassemblés ici, réunis sous deux grandes « rubriques » : Écrits de New York et Écrits de Londres. Certains sont bien connus et ont suscité déjà une abondante littérature et de nombreuses controverses, dont témoignent, entre autres, le dossier d’Esprit d’août-septembre 2012, intitulé Simone Weil notre contemporaine, et une longue liste d’articles dans la revue, dont le moindre n’est pas le tout premier : une recension de L’Enracinement par Emmanuel Mounier lui-même, en janvier 1950, donc deux mois avant sa mort[1]. On trouvera dans ce volume, dans les introductions aux textes, d’une extrême méticulosité, nombre de mises au point sur sa vision du politique (toujours marquée par le désir de justice sans limite) et plus encore à propos du religieux et de ses choix religieux, c’est-à-dire notamment de son intransigeance tant à l’égard du judaïsme que, autrement, du christianisme. Moins connue est sa critique sans pitié du personnalisme et des droits de l’homme dans l’article intitulé « La personne et le sacré », davantage dirigé, semble-t-il, contre Jacques Maritain que contre Mounier. Retenons seulement cette formule lapidaire, parmi d’autres, qui en résume l’esprit : « Ce qui est sacré, bien loin que ce soit la personne, c’est ce qui, dans un être humain, est impersonnel. Tout ce qui est impersonnel dans l’homme est sacré, et cela seul. » De quoi faire frémir tout personnaliste… Les raisons et les conséquences de cette affirmation péremptoire (mais il y en a tellement chez Simone Weil !) sont développées en lien avec des notions examinées dans le texte (et qui ont servi de titre pour le manuscrit archivé) : « Collectivité – Personne – Impersonnel – Droit – Justice ». Elle aurait pu ajouter le mot « malheur », car il est très lié à son rejet de la personne. Au fond, elle semble pressentir que les droits de l’homme – de la personne – vont dériver vers les droits de l’individu sans obligation (ni sanction), c’est-à-dire vers l’évacuation pure et simple du tragique, dimension fondamentale de l’existence humaine. Sa critique donne à penser, bien qu’elle soit tout de même très unilatérale : elle ne s’interroge guère, par exemple, sur les conséquences « malheureuses » de sa propre position.
Quoi qu’il en soit, une fois encore, les Œuvres complètes de Simone Weil sont un extraordinaire remède contre l’engourdissement de l’esprit, contre le bien-su et le bien-entendu. Notons pour finir que ce volume revient aussi sur la question disputée d’un éventuel baptême. S’il semble à peu près certain qu’elle n’a jamais demandé le baptême, et donc qu’elle n’a pas été baptisée, force est de constater son intérêt pour la question des sacrements de l’Église catholique, comme l’attestent deux textes ici publiés : « Théorie des sacrements » et « Profession de foi », où elle affirme et cherche crânement à démontrer que la foi (telle que l’Église la définit) devrait suffire pour accéder aux sacrements, en particulier à la « communion » (l’eucharistie), dont elle a « un désir intense » – et donc que le baptême est, en un sens, inutile.
[1] - Mounier rappelle que L’Enracinement était « destiné à éclairer les dirigeants français de Londres sur le tour à donner à la rénovation française après la Libération ». En ce moment (début avril) où l’on commence à parler de la sortie du confinement, le livre et la recension de Mounier rencontrent une singulière actualité.