
Le bestiaire philosophique de Jacques Derrida d'Orietta Ombrosi
Préface de Corine Pelluchon
La force d’Orietta Ombrosi est ici de croiser dans sa lecture les textes de Derrida avec ceux de Levinas, vis-à-vis duquel le père de la déconstruction a toujours reconnu une dette, mais qui n’accorde à l’animal aucun statut d’altérité.
Et si la question animale était la dernière étape, le point d’aboutissement du parcours philosophique de Jacques Derrida, la fin, certes inachevée et inachevable, de la déconstruction ? Dans Le Bestiaire philosophique de Jacques Derrida, Orietta Ombrosi, professeure à la Sapienza de Rome, se propose de déconstruire à son tour, avec beaucoup d’habileté, l’aventure derridienne de la déconstruction en en marquant les insuffisances, les intentions affichées et les promesses non tenues. Déconstruire signifie interroger et remettre en question le fonctionnement des grandes catégories fondatrices de la tradition (corps/âme, matière/esprit, voix/écriture, transcendance/immanence, essence/existence, identité/différence, être/étant, masculin/féminin, vie/mort, etc.), car dans chacune de ces oppositions binaires l’un des termes s’est toujours par un tour de force imposé à l’autre. Déjà, dans L’Écriture et la différence (1967), l’ontologie occidentale, de Platon à Heidegger, est porteuse d’une violence que Derrida vit dénoncée par l’éthique de Levinas. Cette dernière est fondée, contrairement à la métaphysique, sur l’irréductibilité de la pensée de l’Autre à celle de l’Être, de la pensée de l’Infini à la pensée de la Totalité, de la pensée d’un tout Autre qui ne se laissera jamais arraisonner par quelque système de concepts que ce soit.
Ainsi en va-t-il de la plus élémentaire des oppositions, celle de l’humain et de l’animal, laquelle, du zôon logon ekhon d’Aristote au « parlêtre » de Lacan, ne sera jamais mise en question ni déconstruite, mais toujours présupposée. Privé de langage et de raison, l’animal se trouve impitoyablement mis hors circuit. Qu’en est-il dès lors de la souffrance animale à laquelle l’éthique ne saurait rester indifférente ? La force d’Orietta Ombrosi est ici de croiser dans sa lecture les textes de Derrida avec ceux de Levinas, vis-à-vis duquel le père de la déconstruction a toujours reconnu une dette, mais qui n’accorde à l’animal aucun statut d’altérité. L’animal ne serait-il pas plus autre, plus radicalement, que l’autre en qui je reconnais mon prochain, mon semblable, mon frère ?
Si la question animale hante les derniers textes de Derrida, c’est parce qu’elle occupe une position stratégique dans l’ensemble des questions philosophiques. L’animal est le fond sur lequel s’enlèvent toutes les autres grandes questions concernant le propre de l’homme, « l’essence et l’avenir de l’humanité, l’éthique et le politique, le droit, “les droits de l’homme”, le “crime contre l’humanité”, le “génocide”, etc. » Mais quelle que soit l’importance de l’animal dans le judaïsme (le serpent de la Genèse, le bélier sacrificiel d’Abraham, dont la laine sert au tissage du châle de prière, l’ânesse de Balaam, la colombe, etc.), pour Levinas, l’animal n’est ni autre ni sujet. Pour Derrida, la question s’avère infiniment plus compliquée et on ne saurait y répondre par une simple dénégation, ce que devrait montrer la déconstruction de la ligne de démarcation qui sépare l’animal de l’humain. Comme le raconte Derrida dans L’Animal que donc je suis (1999), la question animale est née chez lui d’un étrange sentiment de pudeur qui l’avait envahi lorsque, dans sa salle de bains, il s’était senti regardé par sa chatte : « L’animal nous regarde et nous sommes nus devant lui. Et penser commence peut-être par là. » Ce regard qui « s’annonce à partir d’une origine tout autre » et bouleverse les frontières entre l’humain et l’animal, « vite corrigé en an-humain » nous décentre du logos vers le pathos (la souffrance, l’endurance, le pâtir).
Tel est l’enjeu de l’essai d’Orietta Ombrosi, car être à l’écoute de la souffrance animale est une tâche philosophique, celle de l’escargot d’Adorno et Horkheimer et celle du Chat Murr d’Ernst Theodor Amadeus Hoffmann, sur lesquelles se clôt l’essai. Tout se passe comme si la déconstruction derridienne du logocentrisme, qui assure à l’humain la souveraineté sur la totalité du vivant, avait pour effet de faire émerger le pathos comme une tonalité affective de la raison : « Pour ces philosophes de l’École de Francfort, la compassion, ou la pitié, bien purgée de ses tentations narcissiques, intervient directement dans la création d’un nouveau modèle de raison – pratique, mais aussi théorétique – car elle, la raison, peut enfin être affectée par un sentiment, par ce sentiment de compassion spécifiquement et être ainsi émue et mue à accomplir des minima moralia, selon le superbe titre du livre d’Adorno, des gestes minimaux de moralité. » Pour Orietta Ombrosi, tout se passe comme si les animaux manifestaient à contre-jour le mystère de l’altérité, ainsi qu’une secrète et étrange proximité à la transcendance, comme ces chiens dans la Bible qui s’abstinrent d’aboyer lors de la sortie des Hébreux de la terre d’Égypte. Demeure la question : de quel droit l’homme s’attribue-t-il ce qu’il refuse aux animaux, l’intelligence et la sagesse ?