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Notes de lecture

Dans le même numéro

La Saga des intellectuels français (1944-1989). I. À l'épreuve de l'histoire (1944-1968). II. L'avenir en miettes (1968-1989), de François Dosse

Le premier avantage de cette saga est sans doute de rafraîchir, pour le bon et le moins bon et parfois le meilleur et le pire, la mémoire de celles et ceux qui l’ont (du moins partiellement) traversée, et de la faire connaître aux générations qui ne l’ont pas vécue. Dans un récit bien mené, avec de multiples détails, François Dosse expose en effet avec beaucoup de clarté une histoire très contrastée, remplie de fortes tensions et de multiples conflits, ­d’engagements parfois courageux mais souvent erronés à un tel point qu’ils semblent rétrospectivement d’une naïveté voire d’une bêtise presque incompréhensibles. Contemporain de la période racontée, René Char a parlé de la lucidité comme « la blessure la plus rapprochée du soleil » : est-ce le feu de cette blessure qui a fait préférer à beaucoup l’aveuglement ou le cynisme en certains moments clefs, où il aurait fallu faire le choix du refus de la facilité et des idées reçues, de la mauvaise conscience, et rejeter la tentation de se poser en porte-parole du Bien et de la justice ?

Le livre fait certes le récit de nombre d’aventures intellectuelles mais, tout de même, la grande affaire est celle du marxisme. Il est toujours là en cette période, comme la promesse assurée d’un meilleur avenir ou au contraire la menace d’une catastrophe. Pour une part, ses réalisations dans le communisme léniniste et stalinien puis maoïste cristallisent les appartenances et les ruptures intellectuelles. Le premier volume surtout est celui de sa multiple puissance, mais aussi et de plus en plus de son éclatement et de sa contestation interne et externe. Même si, bien entendu, la décolonisation, la guerre d’Algérie, le tiers-mondisme, le gaullisme, les révoltes des années 1960 et l’essor des sciences humaines sont aussi des moments qui ont une consistance propre et suscitent des interventions intellectuelles nombreuses. Le second tome raconte la saga gauchiste et la fascination à la fois pénible et grotesque pour le maoïsme, ainsi que certaines pages gratinées du gauchisme intellectuel, comme celui qui présida à la création et à l’animation de l’université de Vincennes. Il est pourtant heureux que F. Dosse ne rejoigne pas, à propos de ces années post-1968 plutôt agitées, le chœur des pleureuses qui y voient la cause de nos manques présents, qu’ils soient politiques ou éthiques.

Sartre en couverture du premier tome, Foucault sur celle du second : deux pôles, très différents, de cette histoire. Le premier incarne la période qui va de l’après-guerre à sa mort en 1981. Il est «  revenu  » au premier plan après Mai 68. Sont rappelées certes ses contradictions multiples, en paroles et en actes, auxquelles tout autre aurait sans doute succombé. Mais jusqu’à la fin, son aura et la fascination qu’il exerce en tant qu’« intellectuel universel » sont telles qu’on vient le chercher comme caution incontournable de tous les combats du côté gauchiste, alors qu’il est déjà épuisé et proche de la fin – mais cela permettra la réconciliation surprenante de Raymond Aron avec le « vieux camarade » (sur l’urgence humanitaire, en juin 1979). Foucault représente forcément les sciences humaines, le structuralisme, la déconstruction, la « mort du sujet », l’influence intellectuelle de Nietzsche, celui qui, dans les années 1970, devient le modèle de l’« intellectuel spécifique », qui lutte au nom d’un savoir spécialisé contre les multiples logiques de pouvoir et s’intéresse au sort des minorités, sexuelles et autres (et aux révolutions religieuses, voir sa tribune sur l’Iran).

Mais Sartre et Foucault ne sont pas privilégiés : à côté d’eux, reviennent ou sont valorisées beaucoup d’autres figures (illustrées par les cahiers photo), qui ne sont pas subalternes, avec le rappel, souvent, d’épisodes et d’actions que bien des compétents ignorent probablement. La vie et la participation des intellectuels juifs et chrétiens aux débats de la période ne sont pas oubliées – ce n’est pas le moindre mérite de l’ouvrage, car ils sont souvent passés sous silence. Et un large hommage est rendu aux revues – «  généralistes  » comme Les Temps modernes et Esprit, et plus tard Commentaire et Le Débat, mais aussi universitaires – fortement présentes dans le débat intellectuel durant la période et utilisées comme sources et ressources par l’auteur. Lequel n’oublie pas les échos, dans la presse écrite et d’autres médias, des conflits, des aigreurs et des attaques mutuelles, souvent «  servis  » sans aménité (en particulier lors de l’épisode des « nouveaux philosophes » dans les années 1970).

Trois mots typiques scandent la conclusion : «  insignifiance  », «  scepticisme  », «  identité  ». Ils désignent le point d’arrivée, après les espoirs de 1989, mais laissent place aussi à une vision pessimiste du futur. Que faire ? « Réarmer un désir d’émancipation collective », « relancer les possibilités d’un avenir délesté des errements du passé », dit François Dosse : qui ne partagerait ces vœux ? Encore faudrait-il s’intéresser au passé des errements.

 

Gallimard, 2018
29 €

Jean-Louis Schlegel

Philosophe, éditeur, sociologue des religions et traducteur, Jean-Louis Schlegel est particulièrement intéressé par les recompositions du religieux, et singulièrement de l'Eglise catholique, dans la société contemporaine. Cet intérêt concerne tous les niveaux d’intelligibilité : évolution des pratiques, de la culture, des institutions, des pouvoirs et des « puissances », du rôle et de la place du…

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L’inquiétude démocratique. Claude Lefort au présent

Largement sous-estimée, l’œuvre de Claude Lefort porte pourtant une exigence de démocratie radicale, considère le totalitarisme comme une possibilité permanente de la modernité et élabore une politique de droits de l’homme social. Selon Justine Lacroix et Michaël Fœssel, qui coordonnent le dossier, ces aspects permettent de penser les inquiétudes démocratiques contemporaines. À lire aussi dans ce numéro : un droit à la vérité dans les sorties de conflit, Paul Virilio et l’architecture après le bunker, la religion civile en Chine, les voyages de Sergio Pitol, l’écologie de Debra Granik et le temps de l’exil selon Rithy Panh.