
Le corps aux fils de l’écriture. Nietzsche après Derrida de Nibras Chehayed
Le titre de ce livre pourrait laisser entendre la musique surannée des années 1960-1970, au temps des sciences humaines triomphantes et de la philosophie inspirée par elles, aussi dite « du soupçon ». Pour en comprendre l’actualité, il peut être utile de lire les pages liminaires, intitulées « Le seuil du bordel », et la conclusion, titrée « Le seuil de l’abîme ». Nibras Chehayed est en effet syrien (aujourd’hui réfugié au Liban), et ce livre est non seulement l’écho, mais l’expérience ressentie dans son propre corps devant l’horreur abyssale des corps mutilés et disloqués qu’il a vus, entendus, touchés dans son pays depuis le début de la révolution syrienne et sa répression, d’une cruauté inouïe, par Bachar el-Assad. Les rapports entre l’écriture et le corps, la « corporalisation » de l’écriture et la « textualisation » du corps, de l’« écriture » – la sienne, celle de Nietzsche et de Derrida, ce qu’ils disent et pensent dans leurs écrits (avec d’autres, comme Jean-Luc Nancy) des interactions entre le corps et l’écriture – font la trame de sa réflexion, exigeante et sans concession. L’histoire terrible, in fine, de cet enfant syrien qui a perdu ses deux mains et qui, alors qu’il est filmé, voudrait essuyer une larme « comme si ses mains mutilées existaient encore » semble la hanter en arrière-plan. Faut-il s’en étonner ? La « déconstruction », mot à la mode vidé de son sens à force d’usages rhétoriques, polémiques et souvent sans intérêt, prend tout à coup ici, avec les « corps déconstruits » au sens propre du mot, c’est-à-dire démembrés, éclatés, réduits en pièces et en morceaux par les bombes ou la torture, une ampleur et une profondeur de signification inédites, imprévues. Le « théâtre de la cruauté » d’Antonin Artaud n’est pas le monde de l’acteur sur les planches, mais celui du crime de masse « réel » et de la cruauté « réelle », exercée contre des milliers d’opposants ou subie concrètement par des populations civiles déchiquetées sous les bombardements russes ou éliminées par les attaques chimiques du régime. Après deux chapitres sur « l’écriture du corps » selon Derrida, puis « selon Nietzsche » (l’ordre temporel inversé est important), une série de textes diffractés illustrent, à travers cette fragmentation du corps sous l’effet des bombes du même nom, la compénétration phénoménologique entre corps et écriture (ainsi, à propos du toucher, cette belle formule : « Je se touche, ce corps qui m’appartient à toi »). Des titres illustrent, là encore, les désastres qui affectent les parties du corps mutilé : « Le toucher n’a pas eu lieu », « L’obscurité qui vient des yeux », « Les ruines d’un regard », « Un corps digne de la folie », « L’orifice qu’il faut détruire », « Défigurations ». Outre Artaud, des auteurs aussi surgissent en cours de route, interprétés à neuf, avec une vraie originalité : saint Augustin, Mallarmé, Francis Bacon, Gilles Deleuze et Félix Guattari. Les autres grands noms de la philosophie ne sont pas absents. N. Chehayed se révèle ainsi comme le philosophe inattendu et profond de la tragédie syrienne, et de beaucoup d’autres à l’heure du terrorisme, des bombes et de la torture systématiques, mais aussi un philosophe tout court.