
Les Califes maudits de Hela Ouardi
Le titre fait allusion, par antiphrase, aux « califes bien guidés », en l’occurrence les quatre premiers successeurs de Muhammad – Abû Bakr, Umar, Uthman et Alî – ainsi désignés par la tradition sunnite parce que ces valeureux compagnons du prophète auraient été scrupuleusement fidèles à son enseignement après sa mort. Et leurs califats auraient été l’âge d’or de l’islam. Le premier, Abû Bakr, a été désigné pour succéder à Muhammad après une assemblée où s’affrontaient deux groupes rivaux, celui des Ansars, qui étaient sur leurs terres à Médine, et celui des Émigrants, des Mecquois qui avaient suivi Muhammad lors de l’Hégire, en 622. En lui demandant de diriger la prière en son absence, le prophète l’aurait implicitement choisi avant sa mort et, somme toute, malgré l’éviction du quatrième, Alî, son gendre, les choses se seraient très correctement passées. C’est cette légende dorée que Hela Ouardi met en pièces. Fidèle à sa méthode, l’exploration systématique des sources sunnites et chiites disponibles qui avait permis la reconstitution si improbable et si brillante des Derniers Jours de Muhammad (voir Esprit, mai 2016), elle continue son entreprise de démythologisation à propos des premiers califes, et notamment de la succession, en réalité dramatique, qui écarte la famille au profit des compagnons. Fâtima, fille dépossédée du prophète et épouse d’Alî, en mourra d’amertume quelques semaines après son père ; n’acceptant pas le choix d’Abû Bakr, elle lance avant de mourir une terrible malédiction contre les usurpateurs – qui se traduit quelques décennies plus tard, comme un destin inflexible, dans la scission désastreuse entre Sunnites et Chiites (et étend finalement son ombre sur tout l’islam ?). Le livre est passionnant. Néanmoins, fallait-il enjoliver le récit au point de s’installer dans la peau et les sentiments des personnages, donnant au lecteur l’impression de lire une pure fiction, un roman qui dissout l’histoire réelle autant que la légende ? Un mot de plus de l’auteure sur les sources et la méthode n’eût pas été inutile.