
Le Loup dans la bergerie, de Jean-Claude Michéa
Jean-Claude Michéa a commencé sa carrière médiatique par des satires de l’esprit « libéral-libertaire » qui avaient quelque chose de salutaire. Au fil de ses livres répétitifs, la satire s’est fondue en morgue. Son dernier ouvrage semble écrit par un inquisiteur haineux, qui fait son propre portrait lorsqu’il dénonce ces intellectuels qui veulent tenir « le fouet » et remplacent les règles du débat par les techniques de l’intimidation.
Sa thèse centrale, celle de la solidarité intime du capitalisme et des droits de l’homme, n’a rien de neuf. Elle a été formulée de manière plus incisive par Deleuze ou Althusser, auteurs que Michéa vomit. La seule « originalité » de Michéa est de plonger la critique marxienne, qui a ses forces et ses apories, dans une confusion inextricable. Il identifie les défenseurs des droits de l’homme aux seuls libéraux (comme si Babeuf avait été un libéral), le libéralisme au néolibéralisme (comme si Tocqueville avait été un intégriste du marché), et le néolibéralisme à une politique de la lutte contre les discriminations – comme si le néolibéralisme n’avait pas eu son premier laboratoire dans le Chili de Pinochet, avec le soutien de cet héritier de Burke que fut Hayek.
Ces amalgames induisent dès la première page toutes sortes de pataquès. Le livre s’ouvre par une citation de Marx qui associe les droits de l’homme et Bentham. Mais Bentham était un critique radical des droits de l’homme, auxquels il reprochait exactement ce que leur reproche Michéa : de susciter l’illimitation des désirs. Marx, pour sa part, leur reprochait de fixer des bornes trop étroites à ce qu’il nommait, dans les Grundrisse, le « mouvement absolu du devenir ». Michéa est du côté de Bentham et non de Marx. Plus loin, Michéa définit l’essence du libéralisme par la thèse que « le gouvernement des personnes » doit céder la place à « l’administration des choses ». Mais cette formule vient des saint-simoniens (ces « socialistes originels »). Engels la reprend dans l’Anti-Dühring – que Michéa cite souvent – pour définir la société communiste.
Cette erreur est révélatrice. L’usage que Michéa fait de Marx consiste à aligner des citations décontextualisées, hors de toute intelligence du texte et du travail de pensée qui s’y déploie, afin de n’en retenir que des motifs communautariens. On conseillerait volontiers à Michéa de relire les premières pages du Manifeste communiste, qui contiennent un éloge de la destruction des communautés traditionnelles par la bourgeoisie – éloge confirmé par les Grundrisse où Marx voit le but du communisme dans « le développement universel des individus » : c’est, selon Marx, « l’universalité à laquelle le capital aspire irrésistiblement » qui fait apparaître le capital lui-même « comme obstacle majeur à cette même tendance à l’universalité, le poussant donc à sa propre abolition ». Mais sans doute Michéa ne souhaite-t-il pas relire le Manifeste pour une raison compréhensible : il y trouverait une description de ses positions dans le chapitre contre le « socialisme réactionnaire ».
Par quoi remplacer les droits de l’homme ? Michéa avoue n’en rien savoir. Il dit ne pas vouloir le retour de la « fable stalinienne » dont il reprend pourtant le lexique, même si son univers intellectuel évoque plutôt ce Cercle Proudhon qui associait amis de Georges Sorel et disciples de Maurras. Il en appelle à un « nouveau langage » pour « retraduire la défense des libertés civiques », sans voir que l’idée même d’une traduction suppose que l’original serve de guide. Et comment pourrait-il en être autrement, puisque l’idée des droits de l’homme est celle de l’égalité des droits, hors de laquelle le projet d’une société libre et égale est impensable ?
Allons au cœur philosophique du paradoxe : Michéa, qui se réclame de l’idéal d’autonomie démocratique tel que pensé par Castoriadis (lequel a toujours reconnu que les droits de l’homme en étaient la condition nécessaire quoique non suffisante), veut fonder cet idéal sur la critique du libéralisme donnée à la suite de Leo Strauss par Pierre Manent. Pierre Manent a pourtant marqué explicitement, dans son récent livre La Loi naturelle et les droits de l’homme, que sa critique des droits de l’homme reposait sur la thèse de l’absurdité de l’idée d’autonomie et de l’impossibilité d’une autolimitation de la liberté. Vouloir fonder le projet d’autonomie sur une thèse qui le nie, c’est une forme originale de cocasserie. Mais le rire se fige lorsque Michéa en vient à expliquer que l’action des « maîtres de la Silicon Valley », « certes moins brutale », est « plus déshumanisante » que la dictature de pouvoirs tortionnaires tels que le pouvoir syrien. La brutalité d’une pensée grossière montre alors son vrai visage.