
Politiques du désordre. La police des manifestations en France d'Olivier Fillieule et Fabien Jobard
La brutalisation découle d’une nouvelle appréhension des manifestations par les autorités, qui ne les perçoivent plus comme un vecteur légitime d’expression mais comme un foyer de tensions appelant des politiques de répression.
Le livre d’Olivier Fillieule et Fabien Jobard apporte une profondeur historique et une hauteur de vue bienvenues dans un contexte où le maintien de l’ordre se mue en un polysémique désordre.
Les deux auteurs sont sociologues ; leur domaine de recherche privilégié porte sur les mobilisations sociales, les manifestations et leurs rapports aux autorités. Mais ils abordent la question du maintien de l’ordre sous les prismes historique, juridique, politique et médiatique. Cette approche plurielle permet de répondre à la question qui sous-tend le livre : comment expliquer la brutalisation actuelle du maintien de l’ordre ? Le dernier chapitre propose une réponse étayée : la brutalisation découle d’une nouvelle appréhension des manifestations par les autorités, qui ne les perçoivent plus comme un vecteur légitime d’expression mais comme un foyer de tensions appelant des politiques de répression.
D’abord violent et meurtrier, le maintien de l’ordre se pacifie dans la seconde moitié du xixe siècle sous le triple effet de la structuration du mouvement ouvrier, de la sédentarisation des forces de l’ordre, qui apprennent à connaître les manifestants, et de la formalisation progressive d’une doctrine de maintien de l’ordre. Le xxe siècle voit la naissance d’unités dont le maintien de l’ordre est le métier et, à partir de 1968, s’élabore une doctrine qui privilégie la médiation et repousse au maximum l’affrontement physique : c’est le fameux « MO à la française ». Au niveau juridique, les autorités tolèrent souvent les manifestations non déclarées et ne recourent que rarement à l’interdiction a priori pour cause de menace à l’ordre public. Le maintien de l’ordre est quant à lui très encadré. L’usage de la force ne s’opère qu’après plusieurs sommations et ne peut être décidé que par un officier assermenté spécialement désigné. En toutes circonstances, les textes imposent une réponse strictement proportionnée.
Par évolutions successives, cette doctrine d’un maintien de l’ordre pacifié, plutôt respectueuse des libertés, se fissure. En droit, l’arsenal préventif se développe fortement en réponse à l’émergence successive des figures du hooligan, du militant altermondialiste et du terroriste. Des individus peuvent ainsi être interdits de stade depuis 2006, d’autres appréhendés pour appartenance à « un groupement en vue de la préparation de violences volontaires » et l’état d’urgence autorise l’assignation à résidence. En acte, même si les unités mobiles s’allègent et deviennent plus réactives dans les années 1990, le maintien de l’ordre est de plus en plus fréquemment confié à des unités autres que les CRS ou la gendarmerie mobile pour répondre aux mutations des foules manifestantes qui deviennent plus mouvantes, moins dociles et plus destructrices. Cette évolution est particulièrement sensible pendant les émeutes de 2005, lorsque la multiplication des foyers et le risque, réel, pour les forces de l’ordre d’être submergées conduisent à une focalisation policière généralisée sur les missions de maintien de l’ordre.
Le dernier chapitre propose une explication à la brutalisation accrue du maintien de l’ordre en France. En premier lieu, les Gilets jaunes ont constitué un véritable défi pour les forces de l’ordre puisque « dans ces mouvements lancés sur les réseaux sociaux, une vaste mobilisation n’est qu’un point de départ ». En deuxième lieu, le contexte budgétaire, associé aux velléités politiques de recrutements massifs, génère un effet de ciseau dévastateur. Les agents sont de moins en moins bien formés au maintien de l’ordre, alors même qu’ils assument de plus en plus souvent cette fonction. En dernier lieu, les gradés sont jugés sur leur capacité à maîtriser les violences urbaines, ce qui passe par une judiciarisation du maintien de l’ordre. La manifestation n’est pas une fin, mais une étape qui doit mener à une condamnation.
La multiplicité d’exemples historiques permet de rappeler que les Gilets jaunes ne sont pas le premier mouvement désorganisé auquel les forces de l’ordre sont confrontées. Il suffit de remonter aux manifestations de commerçants et d’artisans de 1981. Les protestations policières à l’encontre du pouvoir ont aussi des précédents : la manifestation du 13 mars 1958 fit vaciller le gouvernement d’une IVe République finissante. Les responsables politiques, malgré une connivence inquiétante avec leurs forces de police, n’oseraient pas aller aussi loin aujourd’hui que Jacques Chirac et Charles Pasqua, qui affirmaient en 1993 : « Le gouvernement est bien décidé à couvrir la police si, par malheur, un accident arrivait. »
De plus, les nombreux extraits d’entretiens menés avec des membres des forces de l’ordre sur plusieurs décennies permettent de faire entendre des voix absentes du débat public et pourtant essentielles à son appréhension. On apprend ainsi que tel gradé ressent de l’empathie pour les grévistes licenciés, mais qu’il est beaucoup plus sévère avec les jeunes manifestants. On reste marqué par ce responsable policier qui dit des Gilets jaunes : « On avait des gens irascibles [pour qui] le seul langage est celui de l’auto-proclamation du droit de manifester “où je veux, quand je veux”. » On est rassuré aussi par les propos de ces responsables CRS : « La règle d’or en matière de maintien de l’ordre est que la force doit se manifester sans s’exercer. »
Les phrases conclusives du livre résonnent une fois ce dernier refermé : « Au final, lorsque les gouvernements refusent de reconnaître à la manifestation le pouvoir de peser sur les projets législatifs, le désordre et la violence se substituent à elle. C’est en cela que le maintien de l’ordre relève de politiques du désordre : si la manifestation ordonnée et rituelle est privée de son pouvoir d’empêcher, quelle place accorder, dans un régime démocratique moderne, au désordre de la contestation ? »