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Notes de lecture

Dans le même numéro

Our Man de George Packer

juil./août 2020

Le 11 décembre 2010, Richard Holbrooke se rend à la Maison Blanche dans l’espoir de s’entretenir avec Barack Obama. Mais le président américain, qui n’a jamais apprécié la grandiloquence et l’ego surdimensionné de celui qu’il a nommé à contrecœur son envoyé spécial pour l’Afghanistan et le Pakistan, refuse de le recevoir. Blessé dans son orgueil, usé par ses épuisants allers-retours entre Kaboul et Washington, Holbrooke se rue alors au département d’État où l’attend Hillary Clinton. À peine l’a-t-il rejoint que son visage devient rouge et ses jambes se mettent à trembler. Quelques instants plus tard, à quelques mètres du bureau de la secrétaire d’État, ce bureau qu’il a, toute sa vie, rêvé d’occuper, le vieux lion de la diplomatie américaine s’effondre. Son aorte vient de se déchirer.

Dans la magnifique biographie qu’il lui consacre, George Packer, longtemps journaliste au New Yorker avant de rejoindre The Atlantic, revient sur le parcours d’un homme dont la vie se confond avec un demi-siècle de diplomatie américaine. Pour Packer, qui a mené plus de deux cent cinquante entretiens et s’est appuyé sur la correspondance et les journaux intimes d’Holbrooke, l’homme qui a rétabli la paix en ex-Yougoslavie portait en lui le meilleur et le pire de l’Amérique.

Chez Holbrooke, l’énergie et l’idéalisme coexistaient avec l’hubris et l’arrogance. À l’image de la superpuissance américaine triomphante, il pensait que l’histoire ne pouvait s’écrire que s’il était au centre de la pièce. Manipulateur, menteur et brutal, il savait également se montrer brillant, charmeur et inspirant. Doté d’un don pour décrypter les forces et les faiblesses de ses interlocuteurs, il faisait preuve d’un aveuglement coupable à l’égard de lui-même. Homme aux multiples facettes, dont les défauts étaient indissociables des qualités, Holbrooke était la figure tragique par excellence.

Our Man se lit comme un roman. Renouvelant le genre de la biographie journalistique, George Packer n’hésite pas à s’adresser directement à son lecteur afin de le plonger dans l’intimité de son sujet. Cela confère une âme supplémentaire à une œuvre qui se structure autour des trois conflits auxquels le nom de Holbrooke est associé : le Vietnam, où naît sa vocation de diplomate et se révèle son talent ; la Bosnie, qui lui offre le succès et la gloire ; et l’Afghanistan, qui constitue, pour le plus grand diplomate de sa génération, un long chemin de croix.

Originaire d’une famille d’immigrés juifs de New York, Holbrooke entre au département d’État dès sa sortie de la prestigieuse université Brown. À l’âge de 22 ans, il est envoyé au Vietnam, au cœur d’une province rurale du delta du Mékong où le Viet Cong règne en maître. En 1963, l’Amérique s’intéresse encore peu à cette guerre si lointaine, dont elle pense sortir rapidement victorieuse. Pourtant, le jeune Holbrooke réalise très vite que les États-Unis sont en train de perdre la guerre. Il comprend surtout que des bombardements, aussi destructeurs soient-ils, ne viennent jamais à bout d’une insurrection.

Fort de cette expérience et de son ambition, Holbrooke rentre à Washington avec la ferme intention de gravir aussi vite que possible les échelons de la diplomatie américaine. Il développe alors un réseau éclectique et tentaculaire qui sera l’un de ses atouts majeurs. Il courtise les puissants, aussi bien au sein des hautes sphères du Parti démocrate qu’à Wall Street et à Hollywood. Il noue également de nombreux liens avec les journalistes qu’il aime utiliser et séduire. À 27 ans à peine, il fait partie de l’équipe de négociateurs du président Johnson sur le dossier vietnamien. Quelques années plus tard, il devient, à la suite de l’élection de Carter à la Maison Blanche, le plus jeune secrétaire d’État adjoint en charge de l’Asie de l’Est et du Pacifique.

Mais l’appétit de pouvoir de Holbrooke, qui n’a d’égal que sa soif de conquêtes féminines, commence à lui valoir nombre d’ennemis. Packer n’hésite d’ailleurs pas à jeter une lumière cruelle sur la manière dont Holbrooke trahit régulièrement ses proches. Lorsque Bill Clinton entre à la Maison Blanche, préfigurant le scénario qui se dessinera seize ans plus tard avec Barack Obama, c’est à sa duplicité et à son narcissisme que Holbrooke doit de se voir refuser les plus hautes fonctions.

Loin de s’avouer vaincu, il se jette alors à corps perdu dans le conflit qui ensanglante l’ex-Yougoslavie. Pendant des mois, il démontre que la diplomatie se joue sur le terrain et demande du courage, autant moral que physique. Au cours du mois de novembre 1995, sur la base militaire de Dayton dans l’Ohio, il parvient à forcer les chefs de guerre, dont Slobodan Milosevic, à trouver le chemin de la paix. Mais très vite, ses instincts reprennent le dessus et il se lance dans un lobbying intensif pour le prix Nobel de la paix. Comme le fera remarquer Bill Clinton non sans une pointe de tendresse, Holbrooke « a tellement fait campagne pour le prix Nobel que c’est probablement la raison pour laquelle il ne l’a pas eu ».

Malgré ses failles et une carrière qui ne fut pas à la hauteur de son talent, Holbrooke laisse une trace bien au-delà de sa mort. Mentor de générations entières de diplomates américains, il symbolise une période au cours de laquelle l’Amérique se pensait capable, par le seul pouvoir de sa volonté, de changer le monde pour le meilleur. Cette conviction a parfois conduit au pire, notamment en Afghanistan et en Irak. Mais c’est aussi cette foi dans la capacité du leadership américain de créer un ordre libéral international qui a permis le plan Marshall ou les accords de Dayton.

À l’heure où les égoïsmes nationaux semblent partout l’emporter et alors que l’Amérique de Trump se replie sur elle-même, il est difficile de ne pas être sensible à la nostalgie de Packer pour un «  siècle américain  » dont Richard Holbrooke fut l’une des incarnations.

Random House, 2019
608 p.

Jérémie Gallon

Jérémie Gallon est directeur général pour l’Europe du cabinet de conseil géopolitique McLarty Associates. Il enseigne également les questions internationales à Sciences Po.

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