
Histoire des peuples d’Amérique de Carmen Bernand
Des peuples, sur un seul continent : tel est le cadre de réflexion de Carmen Bernand dans son ouvrage, qui mélange histoire, anthropologie, ethnologie et étude des mythes et religions pour livrer une analyse à travers les frontières des centaines de peuples amérindiens, avant et après la Conquête, jusqu’à nos jours.
Le premier apport de l’ouvrage consiste justement en ce traitement unitaire de l’Amérique, en l’histoire de ses peuples natifs de l’Alaska à la Terre de Feu, de la Colombie britannique à l’Amazone via le Río Grande, avant et après sa définition comme frontière entre les États-Unis et le Mexique. Aucune région des « deux Amériques » ne semble lui échapper, et ce livre motive une envie d’enfin décrire ce continent par son unité, comme une seule bande de terre, au-delà de ses divisions linguistiques et politiques actuelles.
Le lecteur est en effet surpris, dans les premiers chapitres, par la description que Bernand fait des échanges innombrables entre les peuples amérindiens. Par la construction de canaux et de voies fluviales dans les bassins de l’Amazone, les pèlerinages de chamans dans la région andine du Pérou, mais surtout par les échanges commerciaux. Le tableau d’une interconnexion entre peuples d’Amérique se dessine. L’auteure évoque ainsi la culture de Lambayeque, ou Sicán, présente sur la côte péruvienne du viiie au xive siècle, dont les réseaux marchands s’étendaient au nord vers la Colombie, au sud jusqu’au lac Titicaca, voire jusqu’aux îles Galápagos. Les exemples des importations de coquillages ou de jade, depuis les côtes mexicaines ou le Guatemala actuel vers les grandes cités olmèques et mayas, complètent cette thèse d’échanges constants entre Amérindiens. Une thèse qui contredit quelque peu celle avancée, entre autres, par l’anthropologue Jared Diamond, selon laquelle l’axe nord-sud de l’Amérique aurait limité les échanges dans ce continent, a contrario de l’orientation d’ouest en est de l’Eurasie.
La description sur plusieurs pages de Teotihuacán et de sa construction méticuleuse obéissant à une planification fondée sur une unité de mesure de 83 centimètres complète cette description de la complexité technique des sociétés amérindiennes. Le faste de la cour de l’Inca à l’époque de la Conquête, ou les techniques de métallurgie, dont l’Amérique est la co-inventrice historique avec le Proche-Orient, surprennent le lecteur novice. L’explication minutieuse de la fabrication des codex, ou du système numéraire en base 20 servant autant au calcul calendaire qu’à la définition subjective du temps pour les Mayas, montre le mélange constant entre les disciplines dans l’ouvrage, et le respect de Bernand pour les croyances et paradigmes amérindiens.
Ce tableau d’une complexité et de richesses relativement comparables à celles de l’Europe à la même époque permet de relativiser le choc de la Conquête entre 1492 et 1572 (exécution de Túpac Amaru, fils du dernier souverain inca). Conquête qui, comme le rappelle l’auteure, fut facilitée par les populations locales : en 1521, Cortés pouvait compter sur davantage de troupes amérindiennes qu’espagnoles dans son siège de Tenochtitlan, et Pizarro fut secondé par plusieurs groupes ethniques de la région de Quito à partir de son débarquement en 1531 ; son geste symbolique le plus puissant aurait été de bousculer l’Inca Atahualpa, remettant ainsi en cause son statut divin de souverain intouchable.
Le chapitre sur l’évangélisation témoigne des difficiles tentatives d’introduire le christianisme dans des cultures dont les mythes semblaient rendre la conversion impossible. Bernand parle à ce propos d’une « naturalisation du christianisme », par l’adaptation de la théologie et des textes aux contextes locaux. Elle cite ainsi les exemples de Pierre de Gand et Alonso de Molina, prêtres franciscains publiant des doctrines et missels en langue nahuatl, celle des habitants de Tenochtitlan et de près de deux millions de Mexicains aujourd’hui, dès 1541. Les religieux espagnols choisirent d’assimiler Jésus au Soleil : le Christ devient sa nouvelle incarnation, et des codex du xvie siècle représentent sa descente aux enfers dans une imagerie mélangeant mythe chrétien et croyances amérindiennes sur Quetzalcóatl, figure centrale de la mythologie aztèque.
Cette histoire globale de l’Amérique s’étend jusqu’à l’Alaska, dont la conquête par les Russes à partir de 1788 est longuement décrite ; et jusqu’à l’île de Chiloé, au Chili, qui permet d’évoquer les Mapuches et la lente inclusion des Amérindiens dans la société politique chilienne. Les longues explications sur les relations fluctuantes du Mexique indépendant et des chefs de la révolution mexicaine (1910-1920) avec les populations amérindiennes éclairent le lecteur sur la difficile inclusion de ces peuples après les indépendances du xixe siècle. Il reste cependant regrettable que des figures comme Bolivar ou San Martín, porteurs des libérations sud-américaines, ne soient pas évoquées, l’ensemble du livre étant très concentré sur l’Amérique centrale et le Pérou, les deux zones d’études de la carrière de l’auteure.
L’ouvrage n’en demeure pas moins remarquable, en offrant jusqu’à la dernière page des développements sur les dernières découvertes archéologiques, les dernières interprétations sur les religions métissées entre polythéisme et christianisme. Même le récit, en apparence anecdotique, des incursions d’Apaches ou Navajos, que nous pensons nord-américains, au nord du Mexique dans les décennies 1830-1840, livre bien tout le propos de Bernand : l’impossibilité de réduire aux frontières contemporaines les cultures et vies des peuples amérindiens. Le Río Grande, appelé Río Bravo au Mexique, ne forme après tout la frontière « naturelle » entre les deux géants nord-américains que depuis 1848 et le Traité de Guadalupe Hidalgo consécutif à la guerre américano-mexicaine…