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Notes de lecture

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Le conteur, la nuit et le panier de Patrick Chamoiseau

septembre 2021

« Rien ne délivre jamais que l’obscurité du dire. » (Aimé Césaire)

Si Patrick Chamoiseau a déjà conté en détail ses origines martiniquaises1, il lui restait à s’interroger sur ce qui fonde sa démarche d’écrivain. Le Conteur, la nuit et le panier est à la fois une tentative d’approche anthropologique de sa propre écriture et, au-delà de son cas personnel, l’ébauche d’une esthétique littéraire.

Le livre est parfois déroutant par son écriture. Des formules lapidaires scandent la progression de la pensée : « L’Écrire c’est du vivre […] c’est une inconscience striée d’humilité lucide et de prétention folle […] c’est l’innombrable solitude d’un vivre-avec […] c’est aussi cela : danser tout bonnement. » Autant de formules exprimant d’abord la subjectivité d’un auteur dont les premières expériences furent celles d’une culture orale, véhiculée par la langue créole, et qui se penche, rétrospectivement, sur les récits produits en cette langue orale, sur son « oraliture ».

D’où la figure première du conteur, d’autant plus fascinante pour Chamoiseau, né en 1953, qu’il n’en connut, de son propre aveu, que des incarnations déjà abâtardies. L’auteur de Texaco (prix Goncourt 1992) s’est donc livré à une enquête de type anthropologique sur un sujet déjà à moitié disparu, mais qui demeure fondateur de sa démarche d’écrivain.

Dans les plantations esclavagistes, le conteur n’exerçait son art qu’à la nuit tombée et, en cas de transgression de cette règle, risquait de se retrouver « transformé en panier ». Pourquoi la nuit ? Pourquoi le panier ? Ces questions qui justifient le titre du livre y trouvent certaines réponses. Au-delà de ces énigmes, les amoureux de la littérature s’intéresseront tout autant aux développements sur « l’esprit de création » et « l’état poétique » qui animent le conteur au sommet de son art et qu’il définit comme une sublimation : « l’élévation à un autre niveau sensible d’un objet prosaïque ».

Tirant la leçon de son enquête sur le conteur, Chamoiseau assigne au « poète » d’aujourd’hui une présence au monde multipliée, soit sous la quadruple espèce de la nature, de la ville, du virtuel et du cosmos. Ainsi percevra-t-il les forces qui gouvernent ce monde, puisque, aussi bien, « l’Écrire c’est aussi cela : considérer des forces ». Partant de là, l’écrivain atteindra, s’il est chanceux, tel le conteur entraîné par son récit, un état dans lequel « la conscience est enivrée mais dérive quand même vers le centre de l’esprit et les soleils de la lucidité ». Seuls y parviendront les meilleurs, capables de transmettre aux lecteurs ce plaisir qui tient à la découverte d’un « éclat narratif neuf, renouvelé, vierge encore », ce que Barthes appelait un « texte de jouissance2 ».

Chamoiseau est moderne au sens où, pour lui, l’Art doit être un dépassement de l’ordre artistique en vigueur, qui peut tout aussi bien se manifester comme la régression vers un certain archaïsme (Basquiat, nommément cité). Chamoiseau, néanmoins, n’est pas absolument moderne en raison, d’une part, de l’importance qu’il continue d’attacher à la beauté (« une déroute bouleversante ») et, d’autre part, de son rejet – quoique ambigu – de l’abstraction.

Le livre contient également de balles pages sur le Cahier d’un retour au pays natal (1939) de Césaire, né d’une « catastrophe existentielle » – cet ouvrage véritablement princeps d’où sortira toute la littérature antillaise francophone contemporaine, y compris dans ses manifestations les plus triviales – ainsi que sur Glissant. Tout cela réuni dessine les contours d’une esthétique exigeante à méditer par les apprentis écrivains.

  • 1.Voir la trilogie regroupée sous le titre Une enfance créole, publiée chez Gallimard en 2006.
  • 2.« Celui qui met en état de perte, qui déconforte, fait vaciller les assises historiques, culturelles, psychologiques, du lecteur, la consistance de ses goûts, de ses valeurs et de ses souvenirs, met en crise son rapport au langage » (Roland Barthes, Le Plaisir du texte, Paris, Seuil, 1973, p. 23). Mais les références de Chamoiseau sont plutôt chez Deleuze ou Blanchot.
Seuil, 2021
272 p. 19 €

Michel Herland

Michel Herland est professeur honoraire des universités. Il dirige le journal en ligne Mondes francophones. Il est notamment l’auteur des Lettres sur la justice sociale à un ami de l'humanité (Le Manuscrit, 2006) et du roman La Mutine (Andersen, 2018).

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