
La victoire en pleurant. Alias Caracalla 1943-1946 de Daniel Cordier
Édition Bénédicte Vergez-Chaignon
Daniel Cordier, « secrétaire de Jean Moulin par hasard, marchand d’art par passion et historien par accident1 », écrivait Pierre Nora : trois vies. Voici qu’une quatrième, posthume et inédite, vient bouleverser cet ordre – et nous avec.
Alias Caracalla était un récit chronologique, au jour le jour, de trois années de faits de résistance, entre le 17 juin 1940, date de l’annonce de l’armistice par Pétain, et le 21 juin 1943, moment de l’arrestation de Jean Moulin (Rex), au service de celui qui avait réussi à unifier les trois grands mouvements de la Résistance2. De l’Histoire à l’histoire était un travail de justicier, se plongeant dans les archives (car la mémoire est incertaine) pour rétablir la vérité historique sur Jean Moulin face aux accusations d’Henri Frenay. La Victoire en pleurant éclaire d’une lumière particulière, avec le recul d’un homme approchant les 100 ans, la manière dont il a vécu la guerre.
Il montre notamment que la France résistante ne coïncide pas avec la France combattante, à laquelle Cordier se reproche, à tort, de ne pas avoir pris une part active, car il n’a pas entendu l’appel du général de Gaulle, n’a « tué aucun Boche » et a assisté en « touriste » au débarquement. Il pourrait donc laisser croire qu’il a traversé la guerre sans la faire : à peine soldat, mais « avant tout un soldat de la liberté ».
Le « en pleurant » du titre se justifie doublement : d’un côté, par le constat amer que « nous sommes dans le camp des vainqueurs, mais nous ne sommes pas victorieux » ; de l’autre, par le spectacle affligeant de ces fantômes affluant à la gare du Nord ou bien à l’hôtel Lutetia, pour les plus valides, revenus des camps de la mort, eux-mêmes mi-morts mi-vivants.
Cordier rassemble quelques souvenirs : les calomnies contre la France libre, relayées par des résistants de tous bords accusant le Bureau central de renseignements et d’action (BCRA) de Londres d’avoir trahi la Résistance en refusant de l’armer ; le mépris pour les « hommes de Londres » ; l’opposition entre Pierre Brossolette et Jean Moulin sur le Conseil de la Résistance ; le pseudonyme d’Alain qu’il doit à André Marmissolle, lecteur de Propos sur le bonheur avant son départ pour Londres ; ses fidélités, dont la plus forte est sans doute envers Raymond Aron, devenu directeur de cabinet d’André Malraux, et ses analyses politiques (« N’oubliez jamais qu’en politique, il n’y a que des rapports de force »).
Il revient sur son revirement d’ancien militant de l’Action française, sans doute influencé par son milieu familial, reconverti en homme de gauche ; son désir de retrouver Moineau (Hélène Berthaud, un amour de jeunesse, dont le regard a « l’éclat de certains poèmes de Baudelaire ») ; le livre blanc du BCRA qu’il était chargé d’écrire et qu’il proposa à toute la famille Gallimard en émoi3 ; « la Milice, plus dangereuse que la Gestapo, parce que les miliciens sont français et très familiers de tous les détails de la vie en France ».
Sans se départir ni de sa candeur – « trop sentimental, très jeune, très pur, très naïf » –, qui lui valut un doute sur sa capacité à assumer une direction d’ensemble, ni de sa modestie et de son sens de l’autodérision, il regrette d’avoir toujours été relégué à des tâches administratives. À Cordier, qui lui expliquait que sa seule tâche était de classer les « archives » des services secrets, Paul Schmidt (Kim) répond : « Tu es le seul à pouvoir témoigner sur Rex. »
Un roman de Roger Vailland offre un portrait vivant des tensions entre le BCRA et les Francs-tireurs et partisans communistes. Il décrit Caracalla « marchant dans Paris de neuf heures du matin à six heures du soir, allant d’un rendez-vous clandestin à un autre, distribuant des fonds dont il disposait d’une manière pratiquement illimitée, ayant un pouvoir ne servant qu’à l’abstraire un peu plus du genre humain (thème de Barnabooth), et n’étant rien qu’un conspirateur, c’est-à-dire un agenda4 ».
Mais être un agenda n’était pas sans danger : chaque fois que l’un de ses contacts ne se présentait pas à l’heure d’un rendez-vous, cela signifiait la probabilité d’une arrestation par la Gestapo, et ses conséquences en chaîne. Hugues Limonti (Germain) d’abord, « l’homme invisible qui, pour lui seul, retrouve toujours son corps », puis Pierre Kaan : seraient-ils tombés « dans le piège d’une rencontre avec des résistants puisque c’est toujours par eux que les arrestations arrivent » ?
Bien qu’il s’en défende – « Je n’ai jamais osé parler de culture pour désigner les connaissances hétéroclites qui cohabitent plus ou moins harmonieusement dans ma tête » –, une insatiable soif de culture sous toutes ses formes (par-dessus tout la peinture5) révèle sa personnalité profonde : il croit l’instruction par les livres plus salutaire que par les hommes.
Notons quelques rencontres insolites : avec Raymond Queneau, « homme d’un humour et d’une intelligence imprévus […], qui explique négligemment le monde […], tel un horloger virtuose révélant l’âme du temps au sein des objets les plus ordinaires » ; avec André Malraux, « constamment tendu, à l’écoute d’une voix intérieure avec laquelle il cherche à demeurer en contact permanent » ; avec Jean-Paul Sartre, « qui semble aimanté par Saint-Germain-des-Prés » ; avec Albert Camus, dont il a lu L’Étranger au hasard d’un trajet de train et qu’il rencontre par l’entremise de Sartre au Café de Flore.
Dans les pages de ses carnets, Daniel Cordier déploie librement son talent d’écrivain. Par exemple : « C’est justement dans l’instable, l’incertain, le provisoire que mes attachements naissent – ils en meurent aussi. » Il se reconnaît sans doute dans ce cri de Jean Barois, dans le roman du même nom de Roger Martin du Gard (1913) : « J’aime la vie. » La Victoire en pleurant, mais la vie en riant.
- 1. Pierre Nora, « Avertissement », dans Daniel Cordier, De l’Histoire à l’histoire, Paris, Gallimard, 2013.
- 2. D. Cordier, Alias Caracalla, Paris, Gallimard, 2009.
- 3. Voir Raymond Queneau, Journaux (1914-1965), éd. Anne-Isabelle Queneau, Paris, Gallimard, 2019, p. 583.
- 4. Roger Vailland, Drôle de jeu [1945], Paris, Phébus, 2009, p. 64-66.
- 5. Voir Donations Daniel Cordier. Le regard d’un amateur, Paris, Centre Georges Pompidou, 1989. Dans De Gaulle. Une certaine idée de la France (trad. par Marie-Anne de Béru, Paris, Seuil, 2021), Julian Jackson le présente d’abord comme galeriste : le club Jean Moulin « comptait parmi ses fondateurs le galeriste Daniel Cordier, parachuté en France en juillet 1942 pour être l’agent de liaison de Jean Moulin » (p. 1031).