
François Jullien de François L’Yvonnet et De la vraie vie de François Jullien
François Jullien emprunte le chemin ouvert entre la Chine et l’Europe pour élaborer une philosophie du vivre.
Le livre de François L’Yvonnet présente la pensée de François Jullien dans sa globalité et son cheminement, formant ainsi l’introduction complète et didactique à une œuvre jugée parfois ardue. La démarche de Jullien, philosophe helléniste avant d’être sinologue, consiste à utiliser la pensée chinoise comme agent réactif. Jeune homme, c’est avec le projet clair de comprendre l’héritage grec qu’il s’est plongé dans la langue, la société et la culture chinoises. Il s’agissait de prendre distance avec notre tradition ontologique, du dehors, comme d’autres essayaient de le faire de l’intérieur en utilisant la psychanalyse ou la tradition juive.
Dans un premier temps, François Jullien a confronté la pensée européenne à la chinoise. Il travaille alors par écart et met des cohérences chinoises en vis-à-vis de concepts européens, issus de textes de différentes époques et sur différents sujets. Cette confrontation permet de comprendre la spécificité des « langues-pensées ». Ainsi la langue et la pensée chinoises procèdent-elles par corrélation : « monde » s’écrit « ciel-terre », « dimension » s’écrit « grand-petit ». Le grec, et, avec lui, les langues européennes procèdent par composition de lettres, syllabes, mots, phrases. En découlent deux logiques : d’un côté, la logique corrélative, par laquelle des opposés complémentaires sont mis en tensions, tels le yin et le yang, et s’inscrivent dans un processus ; de l’autre, la logique compositionnelle où un sujet se voit attribuer une qualité, une identité et s’inscrit dans l’Être.
Cette distinction entre unité d’un processus immanent et dualité d’un Être séparé du devenir est fondamentale, décisive des notions clés et modalités de l’expérience humaine. Par exemple, notre morale européenne consiste pour un sujet à vouloir, par rapport à des valeurs, et l’action réside dans la définition d’objectifs, puis la mise en œuvre de moyens pour les réaliser. La conduite chinoise, elle, consiste à se laisser interpeller par un sentiment d’insupportable et à dégager, dans une situation, le potentiel de sa transformation. D’un côté, on lutte pour le Bien, de l’autre on veille à ce que la régulation évite le mal du blocage.
Dans un second temps, François Jullien emprunte le chemin ouvert entre la Chine et l’Europe pour élaborer une philosophie du vivre. « Vivre » est ce en quoi nous sommes toujours déjà engagés, sans recul – d’où la difficulté de penser – et, en même temps, nous ne parvenons pas à y accéder – à l’inverse des animaux entièrement présents dans la vie. De la Chine, il garde la logique de flux qu’il conceptualise dans la notion de « décoïncidence », mouvement par lequel on ne se laisse pas réduire à ce que l’on est, par lequel on vit dans l’essor et non « l’étale ». De l’Europe, il garde l’existence, la rupture par l’événement, la prise de distance que permet l’abstraction. Ainsi pense-t-il un seul plan, celui de la vie, mais dans lequel il y a deux dimensions : le vital et le vivant.
La seconde publication est le dernier ouvrage où l’auteur poursuit ce chemin. Le questionnement surgit lorsque nous commençons à douter que la vie que nous vivons n’est pas « vraiment vivre », quand nous percevons que la vie a déserté la vie, que nous sommes enfermés dans un décor, des conventions, une vie « à plafond bas ». La « vraie vie » peut se constituer en concept pour interroger la vie perdue : résignée, « quand commencent à se rétracter les possibles » ; enlisée, quand elle devient stagnante ; aliénée, quand « elle s’est rendue étrangère à elle-même par tout ce qu’elle subit d’exploitation et de domination » ; réifiée, quand elle est devenue une chose sur laquelle nous n’avons plus de prise.
Car il y a bien une vraie vie, une « vie qui accède à la vie en libérant celle-ci, par écart, du semblant de vie qui ne cesse de l’étioler en la recouvrant », « la vie qui vit », la vie disponible, « à l’aise », sans raidissement ni dépendance. C’est une vie en tension, entre la satisfaction et l’insatisfaction. Il ne faut donc pas la confondre avec une vie de bonheur. Cette dernière, en choisissant le camp de la satisfaction, refuse l’ambiguïté à laquelle souscrit la vraie vie. Ce n’est pas non plus une vie bonne qui s’indexerait sur la nature, ni une vie sage se référant à une norme extérieure, ni la double vie où dissidence secrète et vie banale se contredisent.
Cette vraie vie, on ne peut pas l’apprendre. Au contraire, pour vivre vraiment, il va falloir désapprendre ce que l’on a appris de normes et d’habitudes. Mais on peut la tenter, tenter d’exister, de retrouver un accès à l’inouï sous l’ordinaire, de faire vivre le vivant. « Tandis que la mort fait suite à la vie du vital en l’achevant, la non-vie est la mort intérieure au vivant et qui fait que, bien qu’on soit en vie, on ne vit pas “vraiment” […] En quoi la vraie vie sera bien un concept décisif d’où on peut penser, non quelque morale, mais une éthique de l’existence. »
Tenant sa promesse initiale, la pensée de François Jullien offre une possibilité de réfléchir avec l’héritage européen sans s’y laisser piéger. Elle permet de concevoir une articulation entre le monde et l’humain pris dans un même mouvement de décoïncidence, sans pour autant nous rabattre sur quelque naturalisme. Car il existe une décoïncidence propre à l’humain, qui se joue en particulier dans la rencontre, notamment intime.
Cette pensée permet aussi de poser les questions de la transition et de la confrontation culturelle dans une perspective nouvelle : la première par l’attention à l’ambiguïté du réel ; la seconde par la notion d’universalisant, capacité à faire lever de l’universel comme la levure fait lever un pain ; toutes deux par l’attention aux ressources. François L’Yvonnet fait donc bien de terminer son livre par la dimension politique du travail de Jullien, et d’indiquer que, si le souci de la vie commune est central, l’auteur ne traite pas de l’organisation de l’État ni de la pratique du pouvoir. D’ailleurs « la vraie vie » permet de faire le lien entre le collectif et l’existentiel, de « redonner du service aux concepts du marxisme ». Dans ses dernières pages, le philosophe va jusqu’à présenter sa notion comme un concept de combat pour affranchir à la fois la pensée et la vie.
Pour autant, la philosophie de Jullien permet-elle de penser le conflit et la violence ? N’en est-elle pas empêchée par ses dimensions processuelle et immanente ? La priorité donnée au stratégique est-elle suffisante ? Certes, l’auteur parle de résistance, mais d’une résistance à ce qui n’est pas vivant. Et si la rencontre permet la vraie vie, qu’en est-il de la rencontre brutale, irrespectueuse, destructrice ? On pourrait objecter que ce n’est pas une vraie rencontre, puisque l’agresseur ne se laisse par déranger, émouvoir. D’ailleurs, Jullien avait jadis fait la distinction entre le négatif-négatif, qui ne produit rien, et le nég-actif, fécond et acceptable, qui fait partie du processus et le relance. Toute guerre féconde la paix qui suit, celle des forts qui ont survécu. Peut-on se passer d’une affirmation de la priorité au faible ? Ne faudrait-il pas penser, à la manière même de Jullien, entre le stratégique et le normatif ?
La pensée de François Jullien est rigoureuse, ample, érudite, stimulante. Mais peut-être est-elle une philosophie pour temps de paix. C’est déjà beaucoup. Mais il y a aussi la guerre.