Do not follow this hidden link or you will be blocked from this website !

Notes de lecture

Dans le même numéro

Le tacite, l’humain. Anthropologie politique de Fernand Deligny de Catherine Perret

juin 2022

Une scène primitive : cinq petits singes recroquevillés dans une volière regardent un enfant, qui en ressent un effondrement. Tout au long de sa vie et de sa pratique, Fernand Deligny restera irrémédiablement seul, parce que, seul, il regarde là où il n’y a rien à voir : la foire de Lille, l’asile d’Armentières. Deligny sera « chercheur d’asile », comme d’autres se font chercheurs d’or. Et Catherine Perret déploie, en une fresque magistrale, l’anthropologie politique qui sous-tend sa clinique singulière, fondée sur le seul sentiment d’appartenance à l’espèce humaine. « Comment donner droit de cité à ce commun qui échappe à la loi car il ne passe pas par la langue mais par les corps ? »

Deligny commence sa recherche dans le contexte où « l’idéal fasciste de la régénération » gouverne la France sous le régime de Vichy. Cette hygiène mentale repose sur la naturalisation du sujet, la rationalisation du traitement et le rendement social, et revient à « affamer et rééduquer » les enfants « inadaptés » (rappelons qu’au moins 40 000 personnes sont mortes de faim dans les hôpitaux psychiatriques entre 1940 et 1945). Deligny en propose « un sabotage méticuleux » pour renouer les liens entre les êtres humains, aussi « irrécupérables » soient-ils : il reconstitue des bandes d’enfants, transforme les gardiens en éducateurs et refuse toute normalisation sociale à l’institut médico-pédagogique d’Armentières. Il se place alors aux marges du mouvement protéiforme de la psychothérapie institutionnelle, suivant un principe d’abstention : « Les aider, pas les aimer… »

Catherine Perret replace cette pratique de l’abstention dans un « réseau de pensée », le champ théorique et clinique au sein duquel la notion de milieu devient problématique : de Georges Canguilhem, qui affirme la normativité de l’exception, à Henri Wallon, pour qui la vie commence un « complexe kinesthésique » de gestes et d’affects, en passant par l’élaboration par Marcel Mauss des techniques du corps et l’attention d’André Leroi-Gourhan aux dynamiques figuratives de l’humain. Deligny en tire une expérience inédite, La Grande Cordée, en 1947, qui vise à fournir à des adolescents en déshérence « de nouvelles circonstances de vie ». Il s’agit ainsi d’« oublier l’enfant » pour élaborer une véritable « clinique du milieu  », qui place au centre du développement, non pas la synthèse représentative, mais la synthèse psychomotrice : le milieu est en effet d’abord tissé par des gestes.

La clinique du milieu passe notamment par l’introduction de la caméra. Cet outil technique n’est pas employé en vue de la production d’un objet filmique (Le Moindre Geste, écrit par Deligny, vaut plus comme projet de film à faire que comme produit, monté et montré plus tard), mais en vue de la création d’une nouvelle forme de vie, d’une « construction corporelle partagée », ce que Deligny appelle un « corps commun ». Ses recherches expérimentales essaient de retourner, en deçà du langage, de l’échange et de la production mécanique et industrielle, vers ce « noyau archaïque ».

C’est sans doute par son ultime tentative, dans l’espace libre des Cévennes, que Deligny parvient à ce « nous d’espèce qui continue de structurer la vie humaine et qui est une garantie de l’humanité de l’espèce ». Il y parvient moins à force de « camérer » qu’en cartographiant les déplacements des enfants : « Nous nous sommes mis à tracer », dit Deligny. En rejoignant cet archaïque commun, Deligny propose bien une anthropologie politique : une subversion des normes en vigueur qui restitue la possibilité refoulée du politique.

Cet ouvrage arrive à point nommé. Le secteur pédopsychiatrique en France connaît en effet une crise inédite. Catherine Perret se demande alors si l’institution contemporaine ne pourrait pas se ressourcer dans la clinique du milieu : « Au vu de la débâcle des institutions destinées à soutenir le projet démocratique, de leur faiblesse face au rouleau compresseur d’une économie pour laquelle le lien est devenu une valeur parmi d’autres, un produit coté en Bourse, cette question du socle pré-institutionnel de l’institution n’est-elle pas une des questions essentielles qui nous soient adressées ? »

Seuil, coll. « La Librairie du xxe siècle », 2021
384 p. 25 €

Jonathan Chalier

Rédacteur en chef adjoint de la revue Esprit, chargé de cours de philosophie à l'École polytechnique.

Dans le même numéro

La démocratie des communs

Les « communs », dans leur dimension théorique et pratique, sont devenus une notion incontournable pour concevoir des alternatives à l’exclusion propriétaire et étatique. Opposés à la privatisation de certaines ressources considérées comme collectives, ceux qui défendent leur emploi ne se positionnent pas pour autant en faveur d’un retour à la propriété publique, mais proposent de repenser la notion d’intérêt général sous l’angle de l’autogouvernement et de la coopération. Ce faisant, ils espèrent dépasser certaines apories relatives à la logique propriétaire (définie non plus comme le droit absolu d’une personne sur une chose, mais comme un faisceau de droits), et concevoir des formes de démocratisation de l’économie. Le dossier de ce numéro, coordonné par Édouard Jourdain, tâchera de montrer qu’une approche par les communs de la démocratie serait susceptible d’en renouveler à la fois la théorie et la pratique, en dépassant les clivages traditionnels du public et du privé, ou de l’État et de la société.