
Histoire de Grenade, de Sophie Makariou et Gabriel Martinez-Gros
Dans la collection historique de Fayard retraçant l’histoire de grandes villes, cet ouvrage détonne. En premier lieu car Grenade, a contrario de Berlin, La Havane ou Lisbonne, ne s’est jamais envisagée comme capitale, mégalopole, centre de pouvoir d’un grand pays. Située certes dans un passage clé entre l’Atlantique et la Méditerranée, elle se distingue avant tout par l’histoire et par ses constructions, c’est-à-dire par les choix et accomplissements des individus l’ayant habitée, conquise, aménagée. Ainsi, comme le retracent Sophie Makariou et Gabriel Martinez-Gros, cette ville d’Andalousie, moins glorieuse que Cordoue ou Séville, voit s’entrecroiser les figures de l’Espagne, les peuples, et s’inclut même dans le grand passage des périodes historiographiques.
Chacun connaît la scansion : 2 janvier 1492, prise de Grenade, fin de la Reconquista et début officieux de la Renaissance. Un événement compris par l’Europe de l’époque comme la meilleure revanche possible, trente-neuf ans après la chute de Constantinople, d’autant que cette fois-ci, le pouvoir assiégé capitule sans effusion de sang, et le christianisme peut enfin rajouter un territoire entier, la péninsule ibérique, à son ère d’influence. Même Machiavel, dans le Prince (1532), parlera du génie politique de Ferdinand d’Aragon et de sa « sainte cruauté » contre les marranes, qui lui permit d’asseoir son pouvoir en Espagne. Conjugué à l’arrivée de Colomb dans les Caraïbes neuf mois plus tard, suite à sa rencontre avec les rois catholiques dans leur camp militaire en face de Grenade au printemps 1491, le dernier acte de la Reconquista se lit comme un événement dépassant largement la défaite de l’Islam en Espagne.
En convoquant les débats entre les historiens Angel Ganivet et Miguel de Unamuno à la fin du xixe siècle, Sophie Makariou et Gabriel Martinez-Gros réinterprètent le fameux « traumatisme de 1898 » de l’Espagne, suite à la perte de Cuba et des Philippines, ses dernières colonies. 1898 serait en réalité la fin d’un processus historique entamé à Grenade en 1492 : l’unité de l’Espagne, renforcée par sa présence transatlantique, impériale. Par leur soudaine déroute militaire, les élites politiques et intellectuelles ibériques doivent réviser d’un coup leur condition : celle d’un pays uniquement européen, retranché derrière les Pyrénées, en retard économiquement par rapport à ses voisins. Et les échanges écrits entre Ganivet, défenseur de toutes les identités et religions, et Unamuno, socialiste basque intransigeant envers les influences étrangères, tournent justement autour de Grenade, du passé andalou : faut-il louer les Maures ou n’estimer que le christianisme ?
Comme les historiens l’ont depuis longtemps montré, en effet, l’unification de l’Espagne passa par une forme de nettoyage ethnique, via l’expulsion des juifs et les conversions forcées des musulmans. Dans les débats reproduits dans l’ouvrage entre historiens conservateurs et libéraux, nous retrouvons presque nos termes modernes d’assimilation et de multiculturalisme comme impossibilité à cette époque, autant en raison de l’intransigeance des souverains catholiques que de l’identité religieuse des Morisques (musulmans espagnols), qui bâtirent des dogmes et attitudes hostiles au christianisme. À la fin du xixe siècle, ces choix historiques seront repris et débattus par les intellectuels espagnols, soit pour en faire la cause du « déclin » à long terme de leur pays, soit pour défendre une décision justifiée face à l’impossible inclusion des Morisques dans la nation. Cette dernière thèse fut même avancée, en 1878, par le Premier ministre Canevas del Castillo, lors d’un discours d’accueil d’un historien « maurophile » à l’Académie royale.
Sans condamner a posteriori les acteurs du passé, Sophie Makariou et Gabriel Martinez-Gros montrent cependant l’acharnement du pouvoir et de l’Inquisition contre les coutumes des musulmans espagnols : interdiction de la langue arabe, des bains, du henné et même ouverture des maisons morisques le vendredi pour vérifier la non-pratique de l’islam. Mais l’apport des historiens est aussi d’exposer comment les musulmans andalous ne furent pas entièrement victimes ou passifs, maintenant leur religion comme un défi face aux prêtres et au christianisme, tentant de négocier auprès du pouvoir politique un aménagement des mesures restrictives et déclenchant des révoltes armées. Et, hélas, les populations chrétiennes et musulmanes partagèrent un ressentiment, si ce n’est une haine, contre les minorités juives, qui furent bien plus taxées, et plus vite expulsées, après la conquête de Grenade.
Tout au long du livre, la ville semble fonctionner autant comme un territoire de cohabitation que de haines, jusque dans le parcours de Federico Garcia Lorca, natif de Grenade, admiré à travers l’Espagne, méprisé pour sa fantaisie par Dalí et exécuté dans sa ville d’origine en 1936. Cette exploration des particularismes locaux, des parts « lumineuses » et « sombres » de cette histoire, permet de dépasser les clichés historiographiques et intellectuels sur l’Espagne et l’Andalousie, construits à partir des Lumières. Comme l’expliquent les auteurs, la persécution et l’expulsion des minorités offrirent aux philosophes du xviiie siècle et aux romantiques du xixe siècle un exemple « parfait » pour écrire contre le dogmatisme religieux et en nostalgie d’un al-Andalus « idéal » dans sa coexistence des trois monothéismes.
Le Chevalier de Jaucourt dans l’Encyclopédie, Chateaubriand ou Mérimée en voyage, les premiers historiens de l’art, Jan Potocki : tous se servirent de Grenade pour attaquer le catholicisme, regretter un supposé « âge d’or », pleurer sur l’Alhambra comme ruine d’un passé glorieux révolu. Ces textes idéalistes, maurophiles, tendent cependant au rejet de l’Espagne, à un « mis-hispanisme », tel que décrit par Sophie Makariou et Gabriel Martinez-Gros : « Bien qu’issus d’ailleurs, les Maures sont donc plus européens que les Espagnols ; ou plutôt, ils sont ces Européens que les hommes des Lumières auraient rêvé de rencontrer en Espagne, tandis qu’ils n’y trouvent qu’un peuple fanatique et paresseux. »
Leur Histoire de Grenade interroge donc tout autant les identités que les préjugés, en refusant les assignations. Elle décrit le parcours d’une ville qui aurait pu être anecdotique, moins importante que sa voisine Malaga reprise en 1487, mais dont la conquête annonça les prétentions impériales de l’Espagne et le destin transatlantique de l’Europe – et dont l’histoire dépasse les frontières et les océans.