
Corps et âmes. Une histoire de la personne au Moyen Âge de Jérôme Baschet
L’âme est l’occasion de nombreux […] débats abordés dans le livre de Jérôme Baschet. Le principal est sans doute celui de son devenir après la mort.
Réédité en poche, Corps et âmes (2016) est une contribution fascinante à l’histoire des mentalités. Rien de plus dépaysant en effet, à notre époque de rationalisme triomphant, que cette plongée dans les débats qui ont agité les clercs du Moyen Âge. Le dernier chapitre, qui s’appuie sur une lecture des anthropologues, montre que la « dualité de l’animique et du somatique » s’est retrouvée, sous des formes certes très diverses, dans toutes les sociétés et l’explique par l’expérience de la mort : le corps inerte apparaît privé de ce qui le rendait vivant, que l’on peut appeler son âme. Notre Moyen Âge ne fait donc pas exception à cet égard.
La compréhension de « l’animique » soulève bien des interrogations. En quoi, par exemple, l’âme est-elle distincte du corps ? En est-elle entièrement séparée ou, comme chez Thomas d’Aquin, a-t-elle besoin du corps pour atteindre sa perfection ? Et en quoi se distingue-t-elle de l’esprit ? À l’origine, chez saint Paul, l’âme (anima) est le principe animateur du corps, tandis que l’esprit (spiritus), donné à l’homme seul, le met en contact avec Dieu. Saint Augustin défendra une conception différente, jusqu’à ce que Thomas d’Aquin impose enfin l’idée suivant laquelle âme et esprit sont confondus. Comment l’âme est-elle créée ? Les scolastiques du xiiie siècle trancheront en distinguant l’âme végétative et l’âme sensitive, propriétés du corps qui apparaissent successivement dans l’embryon, de l’âme rationnelle infusée par Dieu dans l’embryon lorsqu’il aura atteint un degré de dignité développement suffisant (soit quarante jours pour les garçons et soixante pour les filles !). Cette dernière englobe alors les propriétés de l’âme sensitive qui se fond en elle.
L’âme est l’occasion de nombreux autres débats abordés dans le livre de Jérôme Baschet. Le principal est sans doute celui de son devenir après la mort, ce qui pose d’abord la question de la « dilation » : où va l’âme dans l’attente du jugement, si ce dernier est repoussé à la fin des temps ? Il fallut, à ce sujet encore, attendre le xiiie siècle pour que l’on sépare définitivement les âmes qui seront jugées sans difficulté ni délai et envoyées, soit au paradis, soit en enfer, soit dans les limbes (les enfants, les justes de l’Ancien Testament), de celles qui attendront leur jugement au purgatoire (une invention du xiie siècle). Ce n’est que très récemment que l’Église catholique a admis que des non-baptisés (donc non débarrassés du péché originel) pouvaient accéder au paradis, rendant obsolètes les limbes.
Le jugement dernier a néanmoins son importance pour les âmes accédant au paradis, car c’est à ce moment-là seulement qu’elles ressusciteront sous la forme d’un corps glorieux, « sexué mais non sexuel ». Et Jérôme Baschet précise que les théologiens tenaient à maintenir la différence des sexes dans l’au-delà, face à des hérétiques qui niaient jusqu’à la résurrection des corps, parce que reconnaître l’indifférenciation entre les sexes revenait à admettre que les femmes étaient en droit de dire la messe !
Celles-ci ont-elles d’ailleurs une âme ? Si la question n’a jamais été posée aussi crûment, on trouve chez les théologiens des textes attribuant à l’homme la part supérieure de la raison et à la femme la part inférieure. C’est une nonne bénédictine, Hildegarde de Bingen (1098-1179, canonisée en 2012) qui écrivait précisément : « L’homme signifie la divinité du Fils de Dieu et la femme son humanité. » On est loin de la conception de la femme dans l’amour courtois et il faudra attendre Thomas d’Aquin – ici dans la lignée d’Augustin, il est vrai – pour voir nettement affirmé, dans la Summa Theologiae : « L’image de Dieu est commune à l’un et l’autre sexe, puisqu’elle se réalise dans l’âme rationnelle dans laquelle il n’y a pas de distinction de sexes. » Cependant, contraint de ne pas contredire tout à fait la première Épître aux Corinthiens de Paul, il concède que « l’image de Dieu se trouve dans l’homme d’une façon qui ne se vérifie pas dans la femme »…
Bien d’autres querelles sont évoquées dans ce livre, sur des points parfois tout aussi subtils. Quant à l’iconographie qui l’accompagne, en particulier le riche cahier en couleurs, elle offre un contrepoint lui-même instructif. Par exemple, alors que les textes affirment la dualité de l’âme et du corps, les images représentent généralement les âmes comme des corps en miniature (et, bien plus rarement, des oiseaux, à l’instar de la colombe, figure du Christ). On observera en particulier les images du jugement, dernier ou non, figurés sous forme de combats entre des anges et des démons se disputant les âmes.