
Sur la Commune de Paris. Textes et controverses de Karl Marx et Friedrich Engels
Pour commémorer, malgré les réticences de certains, la Commune de Paris, cent cinquante ans après ses soixante-douze jours d’existence, sans doute faut-il revenir aux sources, aux textes de luttes écrits par ses membres et aux analyses de Marx et Engels sur cet événement historique. Le premier mérite de l’ensemble publié par Les éditions sociales et introduit par un essai novateur de Stathis Kouvélakis est donc de permettre, dans un format et à un prix accessibles, de revivre quelques mois d’une actualité brûlante, en 1870 et 1871.
Le lecteur sera sans doute surpris, en effet, de constater comment Marx, à l’été 1870, écrit à son ami et coauteur Engels que « ces Français ont besoin d’une raclée », et qu’une défaite de la France, en plus d’éteindre pour un temps ses tendances cocardières, déplacerait le cœur des luttes ouvrières en Allemagne, permettant « en même temps la suprématie de notre théorie sur celle de Proudhon » ! Huit jours après cette lettre déconcertante, Marx amende son opinion auprès de ses filles, considérant qu’une déroute française mènerait à la révolution, tandis qu’une victoire de l’autre côté du Rhin ne ferait que prolonger le militarisme prussien encore vingt ans. Engels, toutefois, prolonge résolument la vision opportuniste du conflit : l’unité allemande permettrait d’importantes marges d’action pour les travailleurs, leurs camarades français souffriraient moins sans le bonapartisme, et la défaite du second Empire enterrerait, « de façon soignée », leur chauvinisme, améliorant les chances de paix à long terme.
L’impression, tout au long du recueil, est bien d’une surprise des acteurs face aux événements, y compris les deux grands noms mis en avant en couverture. Le talent de Marx dans La Guerre civile en France, que le volume reproduit intégralement, tient dans sa capacité à condenser, deux jours après la Semaine sanglante, les apports de la Commune, ses contradictions, ses erreurs et ses coups de génie, y compris en les incluant dans ses propres théories sur l’évolution des classes depuis 1789, en France et ailleurs. Entre quelques tirades assassines et drôles contre Thiers et la bourgeoisie parisienne, le philosophe explique, depuis Londres et à partir de sources journalistiques, qu’il faut analyser la Commune en contrepoint de l’Empire : régime ouvrier contre règne de l’argent, séparation de l’Église et de l’État et fonctionnaires faiblement rémunérés contre alliance du cléricalisme et du militarisme créant une classe commerciale toute-puissante.
L’utilité du travail éditorial de Stathis Kouvélakis est contenue dans le recueil, en annexe du livre, des décisions et manifestes écrits et publiés par la Commune, auxquels se réfère Marx dans son essai. Les actes du Journal officiel comportent les décrets, souvent cités par l’historiographie, sur l’interdiction du travail de nuit des boulangers ou la suspension des loyers, mais également l’acte proclamant la laïcisation, dont les brefs articles 3 et 4 annoncent les débats pratiques qui précèdent la loi de 1905. Loin d’être un mouvement de rupture – même si les lecteurs d’aujourd’hui, ainsi que les commentateurs du volume, ne peuvent pas oublier l’incendie de Paris, la destruction de son état civil et l’exécution d’otages –, la Commune cherche à renouer avec les traditions républicaines, à réitérer les appels à la résistance armée de 1792. Pour Marx, 1871 est d’emblée la nouvelle étape d’une marche historique cohérente avec ses théories, après 1851, 1848 ou 1830.
Telle est l’impression la plus forte du parcours de cet ensemble en 2021 : se rendre compte que la Commune n’est pas un mouvement absurde et soudain, mais s’inscrit dans un long cours, des héritages, et influencera les républicains, ainsi que les gauches européennes. Trop souvent réduit à une irruption et une désorganisation, cet événement pourra se lire, grâce à cet ouvrage en recueillant les premières sources et analyses, comme une prolongation et un prélude.