
La société d’exposition de Bernard E. Harcourt
Désir et désobéissance à l’ère numérique Trad. par Sophie Renaut
Par le désir de paraître, de s’exposer au regard d’autrui, cette nouvelle transparence, beaucoup plus insidieuse, indolore, quasiment invisible vient des individus eux-mêmes.
Cela fait déjà un certain temps que nous savons que les technologies numériques sont au cœur des dispositifs de pouvoir. Les objets créés par la technologie sont des dispositifs de contrôle, de surveillance et de maîtrise. Nous avons peu à peu pris conscience que l’utilisation de ces outils qui nous fascinent et nous enferment bouleverse le cadre de nos sociétés et la construction des individus dans leur relation à l’espace et au temps. L’ouvrage de Bernard E. Harcourt, professeur de philosophie politique et de droit à Columbia University et directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales, s’inscrit dans cette lignée.
Mais cet ouvrage va plus loin que l’analyse habituelle de ces nouveaux usages des technologies des données numériques. L’auteur montre, par de nombreux exemples, que notre désir illimité d’accéder à tout, tout de suite, a créé une société non seulement de contrôle et de surveillance absolues, mais surtout d’exhibition et de narcissisme. S’éloignant des thèses de Foucault et de Deleuze sur le biopouvoir ou les sociétés de contrôle, Bernard Harcourt analyse comment les géants du numérique et les agences de renseignement collectent des millions de données sur nos activités, nos centres d’intérêt, nos relations, en croisant les données que nous consentons à leur donner. Certes, le profilage, le repérage, l’identification des personnes n’ont jamais été aussi précis, fiables et performants. Mais ce livre montre de façon originale que la nature du pouvoir a changé. Nul besoin de contraindre à donner des informations et des données, de tout observer par un regard panoptique extérieur. Par le désir de paraître, de s’exposer au regard d’autrui, cette nouvelle transparence, beaucoup plus insidieuse, indolore, quasiment invisible vient des individus eux-mêmes. Ce n’est plus en termes de situations objectives qu’est expliqué le comportement de l’acteur social. C’est l’acteur lui-même, son image et ses revendications qui déterminent une grande part de la vie sociale. Ces technologies renvoient soit à des processus de surveillance et d’identification (caméras de surveillance, procédés de géolocalisation ou de biométrie…), soit à des processus de capture de l’attention, de « psychopouvoir ». Bernard Harcourt s’intéresse ainsi aux nouvelles relations de pouvoir générées par les technologies et à l’émergence de pouvoirs privés. Il analyse aussi le statut juridico-politique des citoyens des sociétés démocratiques.
Pour l’auteur de l’ouvrage, il importe de prendre conscience de ce brouillage des frontières entre l’État, l’économie et la société pour pouvoir résister et désobéir. Nul n’ignore les immenses possibilités de traçage et de contrôle que créent nos téléphones portables, nos montres connectées, nos ordinateurs. Comme le fait observer Bernard Harcourt, « au cours des dix ou quinze dernières années, notre moi numérique – le second corps du sujet – a pris son autonomie, jusqu’à devenir plus tangible que notre moi analogique ».
La construction de ce « pavillon de verre réfléchissant » où « nous nous exposons au regard des autres » entraîne des questionnements juridiques et politiques d’une grande actualité et qui sont loin d’être anodins pour les libertés individuelles. Pour comprendre cette nouvelle situation à l’ère numérique, il est nécessaire d’acquérir une culture critique de l’outil numérique afin de résister à la « cage d’acier » dans laquelle l’homme moderne s’est volontairement pris au piège. Seule la distance critique qui nous permet de voir le nouveau régime de sensibilité et de désir qui « aligne la liberté même de chaque individu sur une réaction immédiate aux images de ce qui l’entoure » (Roland Barthes) peut nous faire sortir de cette emprise.