
Peut-on parler des religions à l’école ? d’Isabelle Saint-Martin
Des programmes scolaires aux convictions parfois vives de certains élèves, l’enseignement du fait religieux peut être intimidant pour les enseignants.
Comment évoquer, voire enseigner les faits religieux dans les salles de classe ? Depuis l’affaire des foulards en 1989, noter que le sujet puisse être sensible en France relèverait d’un doux euphémisme. Ainsi, la déclaration présidentielle du 4 janvier 2018, qui encourageait un tel enseignement, fut sévèrement critiquée par certaines organisations laïques. C’est à un thème régulièrement source de passions et de débats que s’attelle donc Isabelle Saint-Martin. L’auteure allie deux précieuses compétences pour présenter le sujet : elle est chercheure spécialiste de la représentation artistique et picturale du religieux, et elle a dirigé l’Institut européen des sciences des religions (IESR).
Mais tout d’abord, comment est apparu l’enseignement du fait religieux ? Isabelle Saint-Martin rappelle l’histoire de la sécularisation des programmes de l’école publique, qui fut à la fois prudente et progressive. Contrairement aux idées reçues, la mention des « devoirs envers Dieu » dans les leçons de morale survécut par exemple aussi bien aux lois Ferry qu’à la séparation de 1905. Les transformations de la société française (recul de la pratique et de la culture catholiques, montée de nouveaux groupes religieux) depuis les Trente Glorieuses modifient les termes du débat. Durant les années 1980, plusieurs rapports officiels soulignent l’importance croissante des minorités – et donc des élèves – issues d’autres cultures religieuses, à commencer par l’islam. Les changements de programmes d’histoire et d’éducation civique durant les années 1990 portent la trace de cet enjeu. En 2002, Régis Debray rend un rapport au ministre de l’Éducation nationale intitulé L’Enseignement du fait religieux dans l’école laïque – la création de l’IESR en étant une des conséquences.
Pourquoi étudier les « faits religieux » ? Isabelle Saint-Martin souligne que l’appellation est une manière de rendre plus scientifique l’abord des religions, traitées comme des faits sociaux aux multiples facettes. Une telle position ne va pas de soi, tant les phénomènes religieux sont traités par des disciplines diverses – scientifiquement comme scolairement. De plus, il y a deux postulats civiques à leur enseignement. L’éducation au pluralisme et à la tolérance en constitue l’un des plus importants. L’autre réside dans ce que Régis Debray appelait une « laïcité d’intelligence », capable de connaître les religions. L’auteure souligne avec beaucoup de clarté le choix français en la matière, celui du refus de créer une discipline scolaire spécifique – qui aurait pu par trop ressembler à un catéchisme – au profit d’un enseignement perlé au travers des différentes matières existantes (histoire, français, philosophie, arts plastiques…). Au terme d’une analyse rigoureuse des programmes scolaires depuis les années 1990, Isabelle Saint-Martin montre que la place du fait religieux y est fluctuante, soumise aux pressions contradictoires du corps social (particulièrement vives quant à l’islam), et pas toujours clairement définie (ainsi dans le socle commun de 2015).
Une fois ce triple travail (historique, conceptuel, scolaire) de rappel du fait religieux solidement effectué, l’auteure développe un domaine dont elle est experte, l’analyse des œuvres d’art liées à la foi. Le choix peut paraître paradoxal : ce domaine paraît moins central dans les programmes scolaires que l’histoire des civilisations ou la littérature. Pourtant, les œuvres d’art sont loin d’être une « marge » de la didactique et de la pédagogie à l’école. De plus en plus présentes dans les manuels scolaires et les supports d’enseignement – en particulier d’histoire –, celles-ci posent de redoutables défis de compréhension. Isabelle Saint-Martin le souligne non sans humour : une œuvre d’art religieux l’est d’abord dans le regard du public. Une partie appréciable des pièces des départements d’arts anciens était autrefois des objets de culte, ce que les visiteurs même cultivés du Louvre ont probablement moins à l’esprit que les Égyptiens, Grecs ou Romains de l’Antiquité. En sens contraire, il serait réducteur de ne pas mesurer le degré de liberté dans la production de l’œuvre. La sensibilité de l’artiste, le public visé, le lieu de destination et la nature des commanditaires favorisent une interprétation esthétique, mais aussi théologique et historique, des personnages, des mythes ou des événements représentés. De ce fait, Isabelle Saint-Martin encourage à décentrer le regard hors de la salle de classe. Les visites de lieux de culte, d’expositions et de musée sont autant de pas de côté qui peuvent favoriser l’intérêt et un regard neuf chez les élèves (ainsi, pour relativiser la faiblesse de l’art religieux dans la tradition juive ou islamique).
Quelles idées-forces transparaissent de cet ouvrage aussi clair et riche qu’agréable à lire ? Tout d’abord, dix-huit ans après le rapport Debray, l’enseignement du fait religieux reste un terrain en constante (re)construction. Les passions sur la laïcité scolaire, les tensions autour de l’islam, les angoisses identitaires dans une société en changement modifient et complexifient en permanence les conditions d’exercice de cet enseignement. Le torrent de débats et de réactions, à l’annonce des thèmes religieux abordés par les nouveaux programmes d’histoire de collège en 2015, en témoigne éloquemment. Le deuxième aspect réside dans les difficultés pédagogiques engendrées par un objet sensible. Des programmes scolaires aux convictions parfois vives de certains élèves, l’enseignement du fait religieux peut être intimidant pour les enseignants. Enfin, la sécularisation continue de la population fait progressivement des religions des objets étrangers, voire étranges, pour une partie croissante de la société. L’ouvrage d’Isabelle Saint-Martin offre une belle réflexion sur un thème trop souvent bordé par les passions et les stéréotypes.