
0, 03 % ! Pour une transformation du mouvement humanitaire international de Pierre Micheletti
Préface de Xavier Emmanuelli
Médecin, Pierre Micheletti préside aujourd’hui la branche française de l’ONG Action contre la faim, après avoir été dix ans plus tôt président de Médecins du monde. Son dernier ouvrage s’affiche comme un plaidoyer pour une ambitieuse transformation de l’aide humanitaire internationale.
Construit en quatre parties, le livre s’ouvre sur un état des lieux des acteurs humanitaires (agences des Nations unies, mouvement Croix-Rouge/Croissant-Rouge et ONG), ainsi que de la situation de l’aide en ce début de xxie siècle. Ensuite, l’auteur analyse ce qu’il appelle les « ambiguïtés » de ces organisations, depuis le conflit du Biafra au Nigeria de 1967 à 1970, qualifié de « moment fondateur », jusqu’à la situation dans ce même pays aujourd’hui, avec la quasi-impossibilité d’accès aux populations vulnérables du Nord (prises en étau entre les islamistes de Boko Haram et l’armée fédérale). Trois autres exemples sont évoqués : l’Afghanistan au long des vingt années écoulées depuis la chute du régime taliban en 2001, un scandale d’exploitation sexuelle en Haïti et la lutte contre le virus Ebola en Afrique.
Les deux dernières parties constituent le cœur de l’ouvrage. L’auteur y expose ce qu’il considère comme de nécessaires remises en cause, afin de préserver la capacité d’action des acteurs humanitaires. Insistant sur le retour du politique, il critique le modèle financier actuellement en vigueur pour le déploiement de l’aide. De ce point de vue, il revisite ce qui a été sa thèse constante dans son parcours professionnel autant que dans ses interventions publiques, c’est-à-dire la « désoccidentalisation » des ONG.
Pour lui, les réalités de terrain et des rapports de force internationaux auxquels sont confrontés les humanitaires ont radicalement changé. La puissance symbolique et l’immunité tacite dont ils bénéficiaient autrefois n’existent plus. Quatre dynamiques, voire quatre tentations, sont mises en exergue et sévèrement dénoncées : la tentation néolibérale, l’occidentalo-centrisme, la tentation sécuritaire et enfin celle de la rétractation suscitée par la crise multidimensionnelle de la pandémie de Covid-19. Leur cumul pourrait provoquer une baisse concomitante des financements publics et un décrochage des fonds privés collectés par les ONG. Avec pour conséquence une désintégration de la structure financière globale sur laquelle repose actuellement l’aide humanitaire internationale. L’auteur voit poindre une paralysie de celle-ci, si rien n’est fait pour lutter contre ces tendances.
Afin de l’éviter, il formule dix propositions en conclusion, sous forme d’un « Manifeste », destiné à tracer les contours d’une politique internationale de l’humanitaire. La plus notable est celle d’une contribution obligatoire des États dont le revenu national brut par tête est supérieur à 12 000 dollars par an. Elle s’établirait à 0, 03 % (d’où le titre). Les autres vont de l’exemption d’application des normes antiterroristes aux ONG à une reconfiguration du système de financement, afin de privilégier des ressources pluriannuelles. Ou encore la mise en application, de façon contraignante, des recommandations du premier (et unique à ce jour) Sommet humanitaire mondial, tenu à Istanbul en 2016 (particulièrement, l’octroi de 20 % de l’enveloppe financière annuelle aux ONG nationales et locales dans les pays émergents et du Sud). Enfin, la désignation d’une haute personnalité au sein du système des Nations unies garantirait l’indépendance de ses agences vis-à-vis des États membres du Conseil de sécurité.
Ce livre mérite de retenir l’attention et la lecture pour qui ne se satisfait pas de ce que près de 200 millions de personnes sur la planète soient annuellement dépendantes – pour leur survie, leur santé, leur alimentation, leur abri, l’éducation de leurs enfants… – du système humanitaire international. Chiffre en hausse régulière que la pandémie de Covid-19 risque encore de démultiplier. Il lui permettra aussi de mieux connaître et cerner la consistance, la problématique et les enjeux d’un système qui, en dépit de sa relative médiatisation, souffre d’un important déficit de compréhension et surtout de reconnaissance. Y compris au sein de la société civile, où aujourd’hui d’autres causes – à commencer par la lutte contre le réchauffement climatique – parviennent mieux à mobiliser l’opinion. Pourtant, le souci du climat et de l’empreinte carbone n’est pas absent de l’ordre du jour des organisations humanitaires.
Il faut donc espérer que le débat que P. Micheletti propose d’ouvrir ait lieu, et d’abord à l’intérieur du milieu. Il est néanmoins permis de discuter certaines affirmations ou omissions. Car l’auteur, tout à sa démonstration, ne s’embarrasse guère de nuances, ce qui l’amène à livrer une image relativement figée de l’humanitaire contemporain, alors que celui-ci est l’objet de mutations constantes, d’origine endogène, lesquelles prennent déjà largement en compte les problématiques évoquées. Par conséquent, nombre de travailleurs humanitaires risquent de ne guère s’y reconnaître. Par exemple, la diversification de genre, de nationalité et de religion ne cesse de progresser au CICR ou dans les principales ONG, de moins en moins internationales et de plus en plus transnationales. De même, il ne peut leur être sérieusement reproché d’être les principales responsables du retard de mise en œuvre de la fameuse relocalisation de l’aide (qui ne se limite pas aux seuls transferts financiers) au profit des ONG locales. En outre, l’auteur en élude certains aspects contre-productifs qu’on voit à l’œuvre, par exemple au Tigré en 2021, où le gouvernement éthiopien prend prétexte de la priorité donnée aux acteurs locaux, qu’il contrôle, pour limiter l’accès des organisations humanitaires aux populations victimes du conflit.
De même, si la critique des régulations antiterroristes est justifiée, elle paraît trop unilatéralement viser les seuls gouvernements occidentaux. La question est pourtant complexe. De même, la confrontation à des formes de radicalité extrême (se traduisant par une interminable succession d’agressions, d’enlèvements, d’assassinats et de massacres de personnels humanitaires de toutes origines) n’est pas réductible à la seule problématique du risque sécuritaire. Le facteur politico-idéologique devient prégnant dans le rejet de toute présence humanitaire sur certains terrains. La focalisation sur le financement public – et l’absence de réelle proposition sur l’accroissement des ressources privées – ne laisse pas non plus d’étonner, ainsi que, a contrario, la quasi impasse sur cet autre acteur que sont les États (sauf sous l’angle du militaro-humanitaire). Or un nombre non négligeable de pays ont bâti des structures administratives au service de politiques publiques humanitaires qui ne relèvent pas du simple affichage. Enfin, on aurait souhaité que l’auteur discute davantage ses propositions de réforme, quant à leur contenu et leur faisabilité. Mais ces quelques réserves ne diminuent en rien l’intérêt de cet essai nécessaire et stimulant.