
La solidarité du voisinage face au changement climatique
Dans Canicule. Chicago, été 1995 : autopsie sociale d’une catastrophe, le sociologue Eric Klinenberg s’intéresse à l’épisode de canicule qui a touché la ville de Chicago à l’été 1995. Il en ressort que les populations les plus touchées étaient aussi les plus vulnérables socialement. Ce livre offre des pistes précieuses pour faire face aux crises climatiques, et démontre la nécessité d’infrastructures qui garantissent une solidarité minimale.
Comment protéger les plus vulnérables face au changement climatique ? À mesure que le temps passe et compte tenu de notre incapacité à répondre à la crise écologique générée par les activités humaines, cette question va devenir de plus en plus prégnante. Les réponses ne sont pas seulement techniques ; elles sont aussi sociales, comme le démontre le sociologue américain Eric Klinenberg à travers son récit passionnant et poignant de la canicule qui a touché la ville de Chicago en 1995.
Le 13 juillet de cette année-là, la température atteint 41 degrés Celsius. L’indice de chaleur passe à 52. Les immeubles se transforment en véritables fournaises. Les services de secours et les hôpitaux sont surchargés face à l’afflux de personnes déshydratées. Pendant plusieurs jours, Chicago connaît une chaleur sans précédent qui entraîne la mort de plus de 700 personnes. Dans son ouvrage, l’auteur réalise une « autopsie sociale » : il examine quels « organes institutionnels » ont failli durant la canicule et qui en sont les victimes.
Dans le premier chapitre de l’ouvrage, celui qui était alors encore doctorant part à la recherche des victimes. Au fil des pages, il rend leur humanité à ces personnes dont l’histoire disparaît derrière les chiffres et montre qu’elles ne sont pas seulement des victimes de la canicule, mais aussi de l’isolement social. Ceux qui sont morts de la chaleur sont principalement des personnes âgées, le plus souvent touchées par la pauvreté. Il constate aussi que, parmi les groupes ethno-raciaux, les Afro-Américains sont ceux qui comptent le taux de mortalité le plus élevé. Il s’étonne alors que la population hispanique de la ville, dont le niveau global de pauvreté est comparable, ait eu beaucoup moins de victimes. Pourquoi est-ce le cas ?
Le deuxième chapitre, qui avance la thèse la plus stimulante de l’ouvrage, s’attelle à résoudre cette énigme. Pour cela, il compare deux quartiers semblables en matière de personnes âgées et de pauvreté : celui de North Lawndale, peuplé à 96 % d’Afro-Américains, et celui de Little Village, peuplé à 85 % d’Hispaniques. Malgré les similitudes sociales, il observe que les deux quartiers sont totalement différents. North Lawndale est un quartier ancien, marqué par la fermeture des grandes entreprises, les pertes d’emplois et une dégradation des infrastructures publiques. L’économie commerciale formelle, qui faisait jadis vivre le quartier, a en partie disparu et a été remplacée par le trafic de drogues, qui transforme le quartier en coupe-gorge. De jour comme de nuit, les habitants ont peur des balles perdues et, pour les éviter, se cloîtrent chez eux : la méfiance est telle que, au moment de la canicule, certaines personnes âgées ont refusé d’ouvrir la porte ou même de répondre aux volontaires et aux fonctionnaires municipaux venus vérifier si elles allaient bien. Dans les secteurs les plus exposés à la violence criminelle, les gens préfèrent souffrir de la chaleur intense plutôt que de passer la nuit un peu plus au frais dans les mêmes espaces publics où s’étaient pourtant réfugiés les habitants de Chicago, comme les plages du lac Michigan, lors des fortes chaleurs de 1955 et 1964.
Du côté de Little Village, l’insécurité n’est pas absente de ce quartier populaire, mais bien plus localisée. Les rues commerçantes sont dynamiques et fréquentées, les magasins climatisés de la 26e rue sont des refuges de fraîcheur. Qui plus est, les institutions religieuses, qui jouent un rôle plus important outre-Atlantique que dans l’Hexagone dans la production du lien social, sont dynamiques, soutenues par l’archidiocèse et bien plus ancrées dans la vie des fidèles que ne l’est le réseau paroissial de North Lawndale.
Ainsi, pour Eric Klinenberg, la vulnérabilité ne s’explique évidemment pas par la composition ethno-raciale des quartiers. Elle ne dépend pas non plus seulement des caractéristiques individuelles (isolement, problèmes médicaux, logement non climatisé). C’est la qualité et la densité des infrastructures sociales (commerces, églises, associations, etc.) productrices de solidarité qui sont déterminantes. Elles ont permis aux personnes âgées du quartier hispanique de mieux affronter la canicule en comptant sur la solidarité du voisinage.
L’auteur ne va pas jusqu’à affirmer que l’entraide entre voisins vient remplacer l’action publique. Au contraire, c’est cette dernière qui a les ressources nécessaires pour venir méthodiquement en aide à la population. Or, dans le troisième chapitre consacré aux services municipaux, Eric Klinenberg montre que les ambulanciers et les pompiers étaient insuffisamment nombreux pour gérer la crise. Il critique la « gouvernance managériale » de la ville, marquée par la réduction de personnel municipal et la sous-traitance de l’action publique. Il pointe aussi le fait que traiter les citoyens comme des clients avisés pénalise les personnes qui ne possèdent pas les compétences et les ressources sociales nécessaires. Les numéros verts, par exemple, s’ils ne sont pas inutiles, comme le prouve l’expérience ultérieure de Chicago, ne sont pas suffisants, car certaines personnes isolées ne réclament pas d’aide. Enfin, dans les deux derniers chapitres, l’auteur porte un regard sévère sur l’action du maire de l’époque, Richard M. Daley, qui, pour des raisons politiciennes, n’a pas pris la mesure de la catastrophe, mais aussi sur les médias américains en quête de sensationnalisme, qui ont tardé à transmettre des informations d’intérêt général.
Ce livre, initialement publié en 2002 aux États-Unis, est important pour les sciences sociales. Non seulement parce qu’il a le mérite de souligner le rôle essentiel des « infrastructures sociales » (services publics, commerces, églises, associations), où les liens sociaux peuvent s’inventer hors des sollicitations marchandes et qui sont essentielles pour affronter et supporter la crise climatique qui s’annonce. Mais aussi parce qu’il ouvre des perspectives de recherche sur le changement climatique. Comment adapter les villes ? Comment les réparer lorsque des événements, comme l’ouragan Sandy à New York en 2012, viennent en partie détruire leurs infrastructures ? Le livre d’Eric Klinenberg montre que les sciences sociales ont un rôle à jouer pour ne pas oublier l’essentiel : créer les conditions de la solidarité.
Canicule. Chicago, été 1995 : autopsie sociale d’une catastrophe
Eric Klinenberg
Trad. par Marc Saint-Upéry