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Notes de lecture

Dans le même numéro

Nous ne savons plus croire de Camille Riquier

juin 2020

Le lecteur est invité à faire le point sur ses actes de foi, à regarder son histoire et celle de l’Occident, à vérifier combien la croyance n’a jamais été aussi proche et lointaine de lui.

S’« il a toujours été difficile de croire », alors pourquoi serions-nous plus en peine aujourd’hui qu’hier ? Camille Riquier se propose de répondre à cette interrogation dans ce bel ouvrage, établissant tout à la fois une histoire et une philosophie de la croyance. Flirtant avec la question de Dieu, l’ouvrage n’est pas un ouvrage théologique mais bien une enquête philosophique. Si croire suppose de ne pas vraiment ou de ne pas encore savoir, si la croyance a rapport avec la question de la vérité, elle en a donc un avec celui de la raison qui la poursuit et du doute qu’elle suscite. Ainsi, mettons Dieu entre parenthèses, puisque « c’est l’acte de croire qui nous occupe en lui-même ».

L’ouvrage insiste donc sur l’idée que la croyance ne devient problème et ne suscite sa philosophie que pour l’esprit adulte, l’esprit sachant. L’enfant, avant que d’être un homme athée ou croyant, est d’abord un être crédule. La crédulité serait ce moment où la croyance est enveloppée en elle-même, dans la spontanéité de son jaillissement, ignorante de ce qui la borde (la preuve, le doute, le raisonnement), s’affirmant en un lieu et en un temps où le savoir n’est guère possible. Vivre débute en effet par une croyance primordiale au monde et aux autres. Se préparer à mourir engage une croyance en l’immortalité de l’esprit – ou non. Si notre existence débute par la croyance et si la recherche de la vérité s’appuie sur une croyance quant à la possibilité de déterminer celle-ci, nous naissons et mourons à cette croyance. Le plus grand problème n’est pas de croire, mais de ne pas s’apercevoir que nous sommes précédés et environnés par la croyance.

Si l’enfance est le milieu naturel de la croyance, le livre émet ses propres doutes : croit-on vraiment quand on ne sait pas que l’on croit ? Qui nous dit, qu’une fois devenus adultes, notre savoir ne soit pas qu’une prétention faisant fi de la part inévitable de croyance ? L’humanité, s’acheminant vers le positivisme, ne nous a-t-elle pas rendus impuissants à nous abandonner à la croyance comme irrésistible élément de notre existence ? Si le savoir ne se départit pas d’un certain pouvoir et si ce pouvoir ne lui vient que de s’exercer effectivement, alors la jeunesse de l’esprit serait peut-être l’élément privilégié de la croyance : elle est ce que l’eau est au nageur. Elle permet cet élan vigoureux vers l’inexplicable dont elle se sait dépendre.

Si l’enfance est l’âge pur de la croyance, il est également un siècle qui, pour Camille Riquier, offre une image de cet état de crédulité générale. Nous ne savons plus croire débute ainsi par l’étude du xvie siècle et l’hypothèse que notre xxie en est très proche. La France fut en effet un royaume de croyances disparates, pour qui la rationalité du doute et du savoir se trouvait éminemment relâchée. Et nous qui nous situons à l’ère de la post-vérité, des fake news, nous qui croyons tout le temps et sans raison, nous ne serions pas éloignés de ce siècle fantaisiste. Ces similitudes s’étayent pourtant sur « des ruptures anthropologiques » produites entre-temps par l’ère du soupçon – le nietzschéisme, le freudo-marxisme –, l’anticléricalisme, le scientisme et l’essor technologique. Le xvie siècle devient finalement un point de comparaison et de salut : c’est aux humanités qu’il s’agira de revenir.

Il s’agit pour C. Riquier de comprendre l’incrédulité progressive et historique de l’Occident : « c’est la perte de foi qu’il faut expliquer et non pas son acquisition ». Mais nous ne comprendrions pas la motivation de cette enquête sans nous en référer à notre expérience propre. Et l’auteur ne cache pas combien ses propres incompréhensions ont déclenché ce livre. La recherche, dans un style soutenu et très élégant, se lance dans une méditation, dont les accents sont parfois cartésiens. Le lecteur est invité à faire le point sur ses actes de foi, à regarder son histoire et celle de l’Occident, à vérifier combien la croyance n’a jamais été aussi proche et lointaine de lui. Nul ne sera indifférent à la question, qu’il se contente d’une religion sans foi ou d’un athéisme faible, d’une foi bricolée et bariolée ou d’un agnosticisme taiseux.

Mais la question que suggère le livre sans s’y appesantir – car il n’est point théologique –, c’est sans aucun doute celle d’un évitement : le sujet contemporain esquive l’idée de la transcendance. De ce point de vue, la phénoménologie, très discrètement évoquée, n’ouvre-t-elle pas la voie à une foi sans religion, du moins, à une quête renouvelée de la transcendance au xxe siècle ? Elle a en effet considéré une transcendance du sensible tout comme l’acte de foi primordial dans le monde et elle a, vraisemblablement, offert une spiritualité athée.

À un niveau philosophique, le mot de croyance est réassocié à la foi, dont la signification était initialement juridique. Ce dernier terme est alors articulé selon trois aspects proposés par saint Augustin : créance, confiance, fidélité. Cette triade s’articule à un couple conceptuel plus important : raisonner et douter. C. Riquier peut ainsi dégager une loi philosophique selon laquelle la foi s’éprouve à proportion du doute, de sorte que, plus une époque peine à douter et à raisonner, plus sa foi est faible. Ainsi en va-t-il du siècle de Montaigne, caractérisé par la guerre des religions et la fin d’une unique foi révélée. La pluralité des hérésies et des opinions y manifeste que la croyance est devenue une façon de tenir pour vrai ce qui ne l’est peut-être pas. Le scepticisme y est une mesure de défiance et les humanités un refuge pour penser.

Sur ce siècle de l’imagination surgit celui de Descartes que l’auteur nous présente d’une façon particulièrement originale. Enfant terrible de la philosophie, Descartes n’a tant douté que parce qu’il a cru si sagement en ses maîtres. Pour C. Riquier, l’auteur des Méditations métaphysiques a su dessiner un cercle indispensable à la pensée, selon lequel la raison se soutient d’une foi primordiale en un Dieu vérace, tandis que la foi en Dieu ne se départit pas d’une argumentation. Descartes a finalement révélé la rationalité qu’autorise la foi : « La raison […] ne mérite pas la foi exclusive que les athées lui vouent, aussi longtemps qu’ils ignorent qu’il y a un Dieu et qu’il n’est pas trompeur. »

Les siècles suivants feront de l’ombre à ce siècle de la lumière naturelle. Dieu, désormais absent, devient un « soleil noir » dont les quelques rayons nous parviennent encore malgré le dépérissement de l’astre. S’il nous reste quelques valeurs chrétiennes, elles sont décrochées de tout foyer religieux actif. Si le désir nous renvoie par son étymologie à la nostalgie de l’astre, les hommes ne désirent en rien cette étoile perdue ; ils n’ont même pas constaté sa perte. Ainsi l’indifférence est-elle plus fatale que l’athéisme – qui vit par Dieu en le niant –, moins courageuse que le nietzschéisme – qui réclame la volonté de vivre sans l’horizon d’un sens –, moins paradoxale que l’existentialisme sartrien – nier Dieu en croyant farouchement à la transcendance de l’ego et de ses valeurs.

Notre siècle est celui de la croyance faible : repliée sur la subjectivité en mal d’identité, au lieu d’être ouverte à la transcendance (du monde, d’autrui, de Dieu), «  cette foi écrasée  » s’accompagne d’une crédulité généralisée pour la machine, la pulsion et l’opinion. Elle se caractérise encore par un état d’esprit très crédule et peu critique. Pourtant, si l’auteur nous encourage à imiter Montaigne – nous qui sommes redevenus enfants, voire immatures – et à en revenir aux anciennes humanités, il déplore aussi de nous voir si dépendants du savoir des autres. En ce sens, nous croyons que le cœur battant du livre se joue dans le très beau portrait cartésien où C. Riquier esquisse une intemporelle générosité à laquelle nous nous sentons conviés. Nous y voyons en effet que la générosité d’une âme se mesure à sa propension à accepter sa faiblesse et à vouloir y remédier, non point pour devenir forte mais puissante, c’est-à-dire disponible pour la pensée. Cette pensée n’est pas à opposer à la croyance, si tant est que penser suppose de croire à la vérité, de se fier à soi comme de témoigner du Très-Haut ou du moins, d’une hauteur vis-à-vis de l’horizontalité des opinions.

Desclée de Brouwer, 2020
244 p. 19 €

Sophie Galabru

Sophie Galabru est agrégée et docteure en philosophie. 

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