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Notes de lecture

Dans le même numéro

André Leroi-Gourhan. Une vie (1911-1986), de Philippe Soulier

janv./févr. 2019

Une vie mais plusieurs destins ! Auteur d’une dizaine d’ouvrages (dont La Civilisation du renne en 1936, Évolution et techniques en deux tomes en 1943 et 1945, Le Geste et la Parole en deux tomes en 1964 et 1965 ou encore du Dictionnaire de la préhistoire qu’il dirige en 1988), de 430 articles, de plusieurs monographies sur ses fouilles archéologiques, de plusieurs films documentaires, d’innombrables fiches préparatoires à ses chantiers et recherches (40 000 rien que pour la décennie 1930-1940), d’une riche correspondance (grandement inédite), André Leroi-Gourhan est un intellectuel atypique.

Tôt orphelin de père, sa mère vite remariée, il est élevé par ses grands-­parents maternels ; aussi ajoutera-t-il leur nom au sien, Leroi-Gourhan. Sa scolarité en zigzag le conduit sur le marché du travail dès l’âge de quatorze ans. On le retrouve aux Puces où il entreprend plusieurs collections (ivoire, céramiques, etc.) qu’il décrit méticuleusement dans un carnet. Un peu plus tard, il est apprenti bibliothécaire à la ville de Paris, tout en fréquentant des Russes réfugiés, dont il apprend la langue, et l’École ­d’anthropologie de Paris. Il s’inscrit au Collège de France, où il obtient une licence ès lettres en philologie et littérature russes en 1932. Il s’inscrit également en chinois et, une fois ce nouveau diplôme obtenu, s’affirme comme orientaliste et enchaîne les petits boulots au musée Guimet, au musée Cernuschi et au musée d’ethno­graphie du Trocadéro, où il est très apprécié pour ses incontestables compétences mais aussi pour sa curiosité et ses initiatives originales. Paul Rivet et Georges-Henri Rivière le repèrent et l’aident autant qu’ils le peuvent. Contraint au service militaire de 1933 à 1935, il peut néanmoins obtenir des missions, dont l’une à Londres, qui ne l’éloignent pas trop du travail intellectuel. Il est vrai que la jeune recrue maîtrise le russe, le chinois, l’anglais et lit l’allemand, le bulgare et le serbo-croate… Il donne des conférences, participe à des expositions et rédige des articles pour compléter ses vacations.

Marié en 1936 à Arlette Royer (1913-2005), il part avec elle en mission au Japon pour trois années. Là, il apprend le japonais, découvre ­l’archipel, observe, photographie, décrit, analyse et rassemble des objets, outils, vêtements, livres, qu’il adresse au musée du Trocadéro et au musée Guimet afin de compléter ses collections orientales (2 350 pièces), tout en enseignant et élaborant de nombreux articles. Il confie à sa femme revenue en France, en janvier 1939 : « Depuis le début de mes recherches, je me suis attaché à confronter les matériaux de l’ethnologie (ethnographie, sociologie, histoire des religions) avec leur milieu (histoire naturelle, géographie) et leur temps (archéologie, histoire) pour assurer le contrôle et l’interprétation mutuels des sources. » Une telle ambition transdisciplinaire ne le quitte pas ; aussi publie-t-il, après-guerre, aussi bien un article sur le «  Calendrier des fêtes populaires  » au Japon qu’un autre sur «  La symbolique du vêtement japonais  »…

À peine réinstallé en France, il est mobilisé en septembre 1939 et redevient civil avec l’armistice. Il combine un emploi à la bibliothèque Forney avec divers travaux alimentaires. Ce n’est qu’en 1941 qu’il entre au Centre national de la recherche scientifique (Cnrs) comme boursier, puis «  chargé de mission  » et enfin «  chargé de recherche  » en 1943, année où paraît le premier volume d’Évolution et ­Techniques, L’Homme et la Matière, suivi deux ans plus tard du second volume, Milieu et Techniques, ouvrages devenus depuis des «  classiques  ». En juin 1944, il soutient sa thèse Archéologie du ­Pacifique Nord, et sa thèse complémentaire, Documents pour l’art comparé d’Eurasie septentrionale, qui a été publiée en 1943.

Au cours de l’été 1944, il participe au maquis de Valençay en tant que lieutenant et fait le coup de feu, ce qui lui vaudra d’être chevalier de la Légion d’honneur. La Libération réorganise la plupart des institutions, dont le Cnrs et l’Université ; aussi André Leroi-Gourhan est-il sollicité pour siéger dans de nombreuses commissions et présider divers jurys. Il dirige alors le Centre de documentation et des recherches préhistoriques (Cdrp) et le Comité technique de la recherche archéologique en France (Ctraf) et accepte le poste de sous-directeur du musée de l’Homme, remplaçant Jacques Soustelle devenu ministre. Le biographe raconte par le menu ces questions institutionnelles de sa carrière qui le conduisent à l’université de Lyon, sur des sites archéologiques (Arcy, Pincevent…), à d’innombrables colloques, à la Sorbonne (en 1956) et enfin au Collège de France (1969). L’art pariétal, les religions, le « périmètre historique » de la préhistoire, les manières de faire et de penser des premiers humains, la technologie comparée et l’habitation sont des sujets qu’il ne cesse d’approfondir, amassant une documentation en plusieurs langues et luttant en même temps contre la maladie de Parkinson, dont il mourra en 1986.

Cet intellectuel catholique est le représentant de ces rares grands «  professeurs  » qui délimitent de façon novatrice un «  champ  » des connaissances, le dotent d’une revue, d’un laboratoire, d’une méthode et recrutent de nombreux chercheurs qui en assurent le développement et la pérennité[1].

 

 

[1] - On regrette que Colette Pétonnet, une de ses doctorantes, ne soit pas mentionnée. Voir sa thèse : C. Pétonnet, Ces gens-là [1968], Paris, Cnrs, 2017 ; et un recueil d’articles : Variations sur la ville, Paris, Cnrs, 2018.

 

CNRS, 2018
648 p. 27 €

Thierry Paquot

Philosophe, professeur à l'Institut d'urbanisme de Paris, il est spécialiste des questions urbaines et architecturales, et participe activement au débat sur la ville et ses transformations actuelles. Thierry Paquot a beaucoup contribué à diffuser l'oeuvre d'Ivan Illich en France (voir sa préface à Ivan Illich, La Découverte, 2012), et poursuit ses explorations philosophiques du lien entre nature,…

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