Do not follow this hidden link or you will be blocked from this website !

Notes de lecture

Dans le même numéro

Ève au fuseau

juil./août 2021

Dans le second tome de sa Généalogie de la morale économique, Sylvain Piron déconstruit les présupposés sur lesquels s’est construite la pensée économique depuis le Moyen-Âge, au premier rang desquels les concepts de travail et de valeur. Il produit ainsi une critique très riche de l’économie contemporaine, qui ne perd jamais de vue la crise écologique.

L’idée que la crise écologique est (ou devrait être) une crise de la pensée économique n’a désormais plus grand-chose d’original. Quelles lumières nouvelles peut donc apporter l’étude du Moyen Âge à cet égard ? Sur le plan de l’histoire des idées, Généalogie de la morale économique de Sylvain Piron, d’une érudition impressionnante, apporte certes plusieurs éclairages majeurs. Mais l’histoire qui est faite ici se veut aussi un véritable appel à « l’insurrection spirituelle » : la généalogie des concepts économiques est en effet indissociable, selon l’auteur, d’une trajectoire générale qui ne relève pas seulement des transformations de l’équipement intellectuel, mais de celles de la spiritualité elle-même.

Considérée de ce point de vue, l’économie n’est pas un corpus scientifique visant à décrire les rapports marchands ou productifs, mais la dernière forme d’un mouvement pluriséculaire que le premier tome, paru en 2018, appelait – en évoquant la polysémie du terme que révèle l’anglais busy – L’Occupation du monde. Ainsi, l’hypothèse majeure de ces deux ouvrages est que la critique des postulats de l’économie politique ne doit pas se tenir sur le terrain économique, mais sur celui de la spiritualité qui l’a engendrée. Nous vivons, affirme Sylvain Piron, « dans les ruines du christianisme », religion qui, selon la fameuse thèse de Marcel Gauchet ici invoquée, aurait permis la « sortie de la religion ». L’histoire des concepts économiques est donc celle d’une dé-symbolisation, d’un aplatissement progressif de notre rapport à nous-mêmes et au monde. Contre cet assèchement spirituel, Sylvain Piron entreprend une réflexion toute personnelle, empreinte de poésie et de vertu, qui donne sa singularité à un ouvrage à l’inventivité parfois échevelée.

Sur le plan historiographique, ce travail s’inscrit ainsi dans le prolongement de celui de Weber sur les origines protestantes de l’éthique capitaliste. À ce titre, son apport majeur consiste en une relativisation de la rupture moderne, telle qu’elle est thématisée par Foucault dans Les Mots et les choses, au profit d’une histoire longue qui fait la part belle au tournant de l’An Mil et au décollage du xiiie siècle. Sur le plan spirituel, l’accent est mis sur le rôle du péché originel dans l’importance dévolue à la célébration du travail dans la vie humaine.

Les analyses convergent ainsi vers une certaine réhabilitation de la pensée scolastique, en particulier de Pierre de Jean Olivi, auteur du Traité des contrats (1293), et dont l’œuvre a ceci de singulier que, tout en synthétisant par avance l’ensemble des problématiques propres à la science économique, elle sait maintenir les relations aux choses dans les limites permises par les relations aux autres. Mais le corps de la démonstration consiste en un profond examen critique des deux catégories fondamentales de ce que l’auteur appelle notre « morale économique » : le travail et la valeur.

On peut ainsi découper deux grandes parties dans la table des matières. Les chapitres 2 à 7 sont consacrés à l’histoire de la valorisation du travail, et les suivants (8 à 11) à l’histoire de la construction (et de l’abandon) du concept économique de valeur. À vrai dire, toutefois, les deux notions ne jouent pas tout à fait sur le même plan : la critique du travail n’est elle-même que le préalable à la critique générale de la valeur économique, laquelle, de fait, ne peut être que l’objet fondamental d’une généalogie des valeurs… La première partie n’en est pas moins la plus ample. Elle s’ouvre par une critique des « mythologies du travail » qui dénonce la faiblesse du concept abstrait de travail, cette critique des modernes préludant à la démonstration essentielle, qui est la mise au jour des racines très anciennes de la préoccupation occidentale pour le travail.

Le chapitre consacré à l’iconographie d’« Ève au fuseau » est le premier véritable morceau de bravoure de l’ouvrage : Piron y traque l’une des premières célébrations médiévales du travail et en révèle la signification de réparation du péché et d’apprentissage de la civilisation dans une commune condition humaine. Cette étude d’Ève filant prépare le traitement du problème central : l’explication du travail du premier homme avant la Chute. Sylvain Piron, par une analyse exhaustive de toutes les interprétations du verset en question, montre qu’elles ont abouti à un aplatissement continu, des premières lectures allégoriques à des interprétations de plus en plus littérales, culminant à partir de la Réforme avec la célébration du travail contre l’oisiveté vicieuse.

Après un excursus étonnant qui suggère une interprétation aussi audacieuse qu’originale de l’écriture de la Genèse, ce travail d’exégèse est complété par une seconde ample étude des justifications du travail dans la tradition chrétienne, trajectoire qui mène de l’ascétisme des Pères du désert à l’apologie du travail chez les Réformés, via le monachisme occidental – étude remarquable que clôt une analyse novatrice de l’histoire du concept d’industrie.

Cette impressionnante série de mises au point débouche alors sur le second temps du livre, consacré à la valeur, qualité de ces choses que le travail produit avant que les hommes ne songent à les échanger contre de l’argent. Là encore, les thèses originales sont nombreuses et les analyses sont fouillées, de la genèse des notions de risque et de capital aux débats sur l’usure qui permettent de penser le prêt à intérêt. Les développements consacrés, notamment, à l’invention de la valeur chez Albert le Grand sont indispensables à la compréhension de l’histoire monétaire occidentale. Le lien entre la monnaie et l’État est analysé de manière là aussi originale, tranchant avec les théories hétérodoxes du fait monétaire et apportant une pierre à la compréhension de la genèse de la souveraineté. Le rapport avec les enjeux contemporains de la crise écologique n’est jamais perdu de vue et donne lieu à des jugements originaux sur les réformes monétaires à venir.

D’un ouvrage aussi foisonnant, on ne peut que regretter, en définitive, une réflexion sur la dimension proprement politique de la spiritualité moderne, qui pourrait donner un prolongement utile à ce qui demeure, en l’état, un appel à une refonte purement morale de nos manières de penser notre rapport au monde.

Zones sensibles, 2020
448 p. 23 €

Thomas Boccon-Gibod

Ancien élève de l’École Normale Supérieure de Lyon, Thomas Boccon-Gibod est professeur agrégé de philosophie, spécialisé sur la philosophie de l’action, la théorie des institutions publiques, les théories de la régulation et le républicanisme. Il a publié un essai sur l’œuvre de Michel Foucault, intitulé Michel Foucault : dire la vérité, Scéren-CNDP, 2013.…

Dans le même numéro

Politiques de la littérature

Nos attentes à l’égard de la littérature ont changé. Autant qu’une expérience esthétique, nous y cherchons aujourd’hui des ressources pour comprendre le monde contemporain, voire le transformer. En témoigne l’importance prise par les enjeux d’écologie, de féminisme ou de dénonciation des inégalités dans la littérature de ce début du XXIe siècle, qui prend des formes renouvelées : le « roman à thèse » laisse volontiers place à une littérature de témoignage ou d’enquête. Ce dossier, coordonné par Anne Dujin et Alexandre Gefen, explore cette réarticulation de la littérature avec les questions morales et politiques, qui interroge à la fois le statut de l’écrivain aujourd’hui, les frontières de la littérature, la manière dont nous en jugeons et ce que nous en attendons. Avec des textes de Felwine Sarr, Gisèle Sapiro, Jean-Claude Pinson, Alice Zeniter, François Bon.