
Abondance et liberté de Pierre Charbonnier
L’importance de ce livre tient d’abord au fait qu’il vient questionner rudement les bases idéologiques sur lesquelles tente de s’édifier une convergence politique social-écologique. Peut-on, à l’heure du changement climatique, continuer à penser le progrès social en termes d’émancipation individuelle ? Ce que démontre Pierre Charbonnier, c’est que l’idéal d’autonomie de l’individu est inséparable d’une certaine conception de l’abondance matérielle. Il n’est donc pas si facile de dissocier les fondements de la modernité politique du productivisme et de l’instrumentalisation de la nature : « L’aménagement d’une nature productive, connue et stable, a fonctionné comme un cadre général dans lequel se sont enchâssés des idéaux que l’on considère ordinairement comme politiques. »
Pierre Charbonnier n’est certes pas le premier à poser ce diagnostic, mais il a le mérite de l’étayer par une vaste enquête philosophique et socio-historique. Remontant au xviie siècle, avec la conceptualisation philosophique des liens entre propriété et souveraineté, il parcourt sans surprise l’histoire mieux connue de la révolution industrielle et du mouvement ouvrier, pour déboucher sur les impasses du présent. C’est là qu’on attend ses réponses à un défi dont il pose lui-même les termes : « Il faut mettre au point des dispositifs permettant d’abaisser notre dépendance à l’égard des énergies sans violer les aspirations collectives qui y sont enchâssées. » Force est toutefois de constater que l’auteur en reste, ou peu s’en faut, aux prémisses idéologiques : les derniers chapitres du livre sont largement consacrés aux « remaniements épistémo-politiques » qui déconstruisent peu à peu les certitudes de la modernité. Mais le « rééquilibrage conjoint de la réflexivité occidentale sur l’axe du naturel et du social et sur l’axe du moderne et du non-moderne (ou du Nord et du Sud) » ne dessine pas en lui-même un nouvel imaginaire politique. Il ne suffit pas d’habiter la Terre autrement pour avoir envie de transformer la société.
Comme beaucoup de philosophes de l’écologie, Pierre Charbonnier est plus attentif à la dimension spatiale qu’à la dimension temporelle de l’agir humain. Les idées de progrès, d’émancipation et d’autonomie ont pourtant une évidente dimension temporelle. Ce que défait l’impasse écologique, c’est aussi et peut-être surtout un régime économique de mise en cohérence des projets personnels et de l’avenir collectif (la croissance). En définitive, on est ramené, de manière fort peu surprenante, à la question lancinante du sujet politique et des ressorts d’une action collective aimantée par la vision d’un avenir commun (et pas seulement par un impératif d’« autoprotection »). Le lecteur se retrouve in fine guère moins démuni devant la tâche d’« identifier le sujet collectif capable de se soulever et de partir à la recherche de son autonomie dans ces nouvelles conditions définies par le changement climatique ».