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Notes de lecture

Dans le même numéro

Plateau volant, motolaveur, purée minute. Au Salon des arts ménagers (1923-1983) de Marie-Ève Bouillon et Sandrine Bula

octobre 2022

Le travail domestique fait aujourd’hui l’objet de multiples travaux en sciences sociales. Cette attention contraste avec l’indifférence dont il a longtemps fait l’objet, au contraire du travail « productif » et rémunéré, extérieur à la sphère privé et essentiellement effectué par les hommes. Se pencher sur son histoire permet d’explorer un certain nombre de questions reconnues comme essentielles pour complexifier l’étude des sociétés dites « modernes » : la délimitation fluctuante du « travail » comme forme sociale de classification, la construction différenciée des rôles de genre, l’avènement de la consommation de masse ou encore la démocratisation du progrès technique.

Organisé entre 1923 et 1983 chaque année à Paris, le Salon des arts ménagers – aujourd’hui bien oublié, à l’image de l’histoire du travail domestique – est un excellent prisme pour prendre le pouls de ces problématiques. Avec ses multiples étals d’exposants présentant les dernières innovations en matière de technologie ménagère ou ses conférences variées sur le rôle social de la maîtresse de maison, cette grande manifestation traverse le xxe siècle et en épouse les contours, des politiques familialistes de l’après-guerre, quand l’État s’appuie notamment sur le Salon pour faire de la « ménagère » le pilier de la paix sociale, aux mouvements féministes des années 1970.

Aussi les Archives nationales ont-elles consacrées une exposition au Salon des arts ménagers (du 5 février au 22 juillet 2022), dont le présent ouvrage constitue à la fois le vade-mecum et le prolongement. Essentiellement rédigé par Marie-Ève Bouillon et Sandrine Bula, commissaires de l’exposition, il se présente moins comme une œuvre de spécialistes que comme une introduction, s’adressant aussi bien à des lecteurs curieux qu’à des chercheurs désireux d’emboîter le pas à cette « invitation ».

Il s’agit en effet pour les autrices de faire connaître le gigantesque fonds d’archives à la fois textuelles et visuelles que le commissariat du Salon a lui-même alimenté méthodiquement au fil des années, avant de le verser aux Archives nationales. C’est à ces fins que l’ouvrage comporte, parmi ses annexes, un bienvenu « État sommaire des sources d’archives du Salon des arts ménagers » susceptible de guider les futurs explorateurs de cette véritable mine d’or.

Pour toutefois engager de telles recherches, encore faut-il parvenir à mettre en lumière les grands enjeux du Salon des arts ménagers, et c’est ce à quoi s’emploie le livre. Tout en faisant œuvre d’introduction, il s’appuie sur de multiples renouvellements historiographiques récents et se fait l’écho de préoccupations collectives majeures de notre époque. Après une brève préface signée Bruno Ricard (directeur des Archives nationales), l’introduction souligne les aspects les plus saillants du Salon, avant que les six parties qui jalonnent le catalogue n’en explorent chacune une dimension spécifique. Les autrices s’emploient alors à démontrer que cet événement pourtant si méconnu aujourd’hui avait atteint un véritable statut de « grande fête populaire que l’on visite en famille », accueillant jusqu’à 1 416 000 visiteurs en 1962. Ce « phénomène de masse » fut notamment rendu possible par un intense travail médiatique.

C’est ce qui explique la formation d’une véritable « culture visuelle  », l’institution recrutant de nombreux photographes pour couvrir l’événement. Voilà qui ouvre une voie royale aux chercheurs qui voudraient explorer le Salon en faisant droit aux perspectives ouvertes par le « tournant iconique » qui a conduit les historiens à remettre en question le privilège accordé aux seules sources écrites. Les autrices expliquent que la redécouverte de ces archives photographiques, dans la mesure où elles donnent accès à des perspectives très variées sur le Salon, permettent de compléter une historiographie plus traditionnellement centrée sur le prisme du design et des avant-gardes artistiques : leur étude « permet une histoire du Salon par la “base”, celle des anonymes qui le font et le peuplent ». En articulant l’iconic turn et la perspective de l’history from below ouverte notamment par les subaltern studies, l’ouvrage invite à se saisir des outils d’une historiographie plurielle pour inscrire l’étude des arts ménagers dans le champ d’une histoire indissolublement culturelle et sociale.

Dans une première partie nécessairement plus généraliste, « La fabrique du Salon des arts ménagers », Sandrine Bula commence toutefois par retracer avec clarté les grandes étapes de l’évolution chronologique de l’institution, de ses prémices à la création en octobre 1923 d’un concours d’appareils ménagers organisé au Champ-de-Mars, avant de devenir en 1926 le Salon des arts ménagers. De plus en plus courue, la manifestation atteindra un pic d’1, 4 million de visiteurs en 1954, contribuant peu à peu à introduire le progrès technique dans les foyers français en le mettant au service de la paix familiale, jugée inséparable de la paix sociale – en accord avec les idées personnelles de Jules-Louis Breton, véritable maître à penser du Salon. Au cours des Trente Glorieuses, le Salon se voit de plus en plus concurrencé par des manifestations locales, par le développement des magasins d’électroménager et des supermarchés, et s’ouvre davantage aux professionnels, tout en faisant l’objet des critiques de la « deuxième vague » féministe. La dernière édition se tient en 1983. Le Salon des arts ménagers a alors fait son temps, l’image de la femme qu’il a contribué à construire commençant à se défaire, mais il n’en a pas moins durablement marqué de son empreinte le quotidien des consommateurs et des consommatrices.

Les parties II à VI de l’ouvrage sont quant à elles plus spécialisées, et font la part belle à des objets et des méthodes historiques variés. On peut notamment évoquer la partie II, « Culture visuelle et médias au Salon » : parmi les plus emblématiques de l’ouvrage, elle s’inscrit tout particulièrement dans la filiation du « tournant iconique » pour étudier la manière dont le Salon joue de l’agency des images pour séduire les clientes et les clients, qu’il s’agisse des stands hauts en couleur remplissant le Grand Palais ou des multiples photographies que les organisateurs font diffuser dans la grande presse de l’époque. Les autrices dénombrent en effet environ 40 000 clichés archivés par le Salon entre 1927 et 1983.

Grâce à son ample recours aux sources visuelles et à la diversité des approches historiques mobilisées, l’ouvrage conserve quelque chose du caractère spectaculaire du Salon des arts ménagers. Enthousiasmant et accessible, il laisse augurer de nombreuses découvertes possibles dans les études historiques.

CNRS Éditions, 2022
200 p. 22 €

Valentin Denis

Élève à l’École normale supérieure de la rue d'Ulm et agrégé de philosophie, il est aussi critique de cinéma pour la revue Critikat.

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Il était une fois le travail social

La crise sanitaire a amplifié et accéléré diverses tendances qui lui préexistaient : vulnérabilité et pauvreté de la population, violence de la dématérialisation numérique, usure des travailleurs sociaux et remise en cause des mécanismes de solidarité. Dans ce contexte, que peut encore faire le travail social ? Peut-il encore remplir une mission d’émancipation ? Peut-il s’inspirer de l’éthique du care ? Le dossier, coordonné par Fabienne Brugère et Guillaume Le Blanc, mène l’enquête auprès des travailleuses et travailleurs sociaux. À lire aussi dans ce numéro : le procès des attentats du 13-Novembre, les nations et l’Europe, l’extrême droite au centre, l’utopie Joyce et Pasolini, le mythe à taille humaine.