
La condition syrienne, un défi pour le droit
« Le plus simple est de succomber : il suffit d’exécuter tous les ordres qu’on reçoit, de ne manger que sa ration et de respecter la discipline au travail et au camp. L’expérience prouve qu’à ce rythme, on résiste rarement plus de trois mois[1]. »
Le « Grand Confinement » a mis en sourdine le bruit de la guerre en Syrie. Or celle-ci n’en poursuit pas moins son ouvrage qui, par-delà le conflit débuté en 2011 sur fond de Printemps arabe, est en train de consacrer une condition syrienne en proie au dénuement et l’éparpillement du sens. Fruit d’un demi-siècle d’autoritarisme, d’impunité et d’indifférence de la communauté internationale, la condition syrienne caractérise une communauté humaine qui vit en marge des principes du droit. Elle fait écho à d’autres expériences de déshumanisation qui ont marqué l’histoire moderne et elle appelle une véritable solidarité de droit, loin de tout esprit de compassion.
Le Syrien « confiné »
La République syrienne a connu une vie politique agitée au sortir du mandat français (1920-46) qui en a établi les frontières nationales[2]. Mais, à partir du 8 mars 1963, date à laquelle un état d’urgence a été décrété dans le pays, les Syriens ont dû vivre politiquement et intellectuellement reclus ou recroquevillés, « confinés » dira-t-on aujourd’hui. Tant et si bien que l’existence « confinée » a été la condition normale des Syriens.
Pour les autorités de l’état d’urgence, l’objectif était de prémunir les Syriens contre le virus en circulation sur la place publique, à savoir la liberté d’assemblée et d’expression. Il s’agissait de faire en sorte que la trame de l’espace public ne soit plus que loi de police, arbitraire et exception. Or, si les autorités ont ainsi privé les Syriens de toute possibilité d’existence citoyenne, elles n’ont pas pu empêcher les Syriens d’avoir pleine conscience de leur (in)existence citoyenne, ainsi qu’en attestent des formes de résistance civique qui n’ont jamais cessé de se déployer à travers le pays.
Avec la répression du Printemps arabe en 2011, les Syriens ont pris conscience du fait que leur « confinement » ne pouvait pas être levé à la faveur d’un acte d’autorité. Ils se sont dès lors résolus à le lever eux-mêmes en investissant la place publique, lieu de rassemblement et de rencontre. Ils ont voulu se réapproprier la place publique, pour créer leur sphère publique de débat et de délibération, et se reconstituer comme citoyens dignes, libres et égaux.
Le Syrien « nu »
Pour les autorités de l’état d’urgence, la liberté d’accès à la place publique constitue un casus belli, qui justifie une guerre en vue de rétablir le statu quo ante. Or la guerre lancée aux Syriens émancipés n’a pas dissuadé ces derniers. C’est pourquoi les autorités se sont décidées à anéantir la possibilité même de place publique, ainsi que le désir de s’y rassembler. Pour elles, les Syriens doivent mener une existence « nue », ce qui implique la destruction physique de toute place publique ayant servi de lieu de rassemblement et toute capacité sociale d’organisation de la contestation pacifique.
Partout où il se trouve, le Syrien nu ne doit ainsi pouvoir prétendre à aucun droit, ne pouvant se représenter en termes de droit. Il ne doit pas jouir de la liberté d’opinion et, partant, d’aucune subjectivité susceptible de s’épanouir sur la place publique. Ce qu’il subit est innommable, non parce qu’il n’existe pas de mots pour ce faire, mais parce qu’il ne mérite pas d’y avoir accès. Le Syrien nu peut être arbitrairement détenu et son corps soumis aux pires sévices ; son habitat, son quotidien, ses lieux de vie, d’approvisionnement et de soins peuvent être assiégés, bombardés par des barils d’explosifs ou asphyxiés par des armes chimiques. Il peut être dépossédé et transféré de force d’un endroit à un autre, projeté en mer ou interné dans des camps aux confins des frontières, sans qu’il puisse avoir le droit de donner un sens à ce qu’il subit. Il ne peut le faire car il n’a droit d’accès à aucune grille d’intelligibilité susceptible de conférer un sens à son sort. Ainsi, le Syrien nu devient un encombrant, un problème, une exaspération.
Le Syrien nu pourrait s’appeler Bassam Hallak. Ce maçon, originaire de la localité martyre de Daraya, réfugié depuis 2012 dans la vallée du Bekaa au Liban, s’est immolé en silence, un jour de mars 2020. Ne pouvant assurer le loyer d’un habitat digne pour sa famille, loin des campements de fortune réservés aux « déplacés », après plusieurs mois de cessation d’activité dans un Liban meurtri par la tourmente politico-économique et sanitaire. Le Syrien nu pourrait aussi s’appeler Mazen Hamadeh. Cet activiste de la ville martyre de Deir ez-Zor, rescapé des prisons abattoirs de son pays, réfugié au Pays-Bas depuis 2014, n’en pouvait plus de témoigner sur les conditions de sa détention devant une communauté internationale apathique. Il a sombré dans une mélancolie qui l’a poussé à rentrer en Syrie, en janvier 2020, pour y être arrêté à nouveau et remis aux tortionnaires qu’il a tant dénoncés. Le Syrien nu pourrait enfin s’appeler Mahmoud S. Cet homme originaire des quartiers informels de Mazzeh, à Damas, un des foyers de la contestation à partir de 2011, a passé sa vie à épargner pour construire sa demeure familiale. En septembre 2012, il est exproprié sans indemnités au bénéfice d’un vaste projet de développement urbain luxueux. Obligé alors de partir avec sa famille nombreuse vers les banlieues les plus reculés de Damas, il choisira, comme la plupart de ses voisins de quartier, de démolir lui-même sa demeure, afin de récupérer le fer à béton, dans l’espoir de les revendre en guise de compensation.
S’il est vrai que mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde, que dire alors du malheur des Bassam, Mazen ou Mahmoud, qui n’ont droit qu’au non-sens des mots contestés ou des qualificatifs contradictoires, tel que « réfugié » ou « déplacé en admission provisoire », « rescapé des prisons de la mort » ou « réfugié sympathique », « victime d’acte de démolition punitive » ou « habitant de quartier illégal » ?
Le syrien « immolé »
L’immolation, l’autodestruction ou l’autoflagellation, auxquelles Bassam, Mazen ou Mahmoud se trouvent réduits, ne sont-elles pas une manière de se défaire de leur existence « nue » par le suicide physique ou symbolique ? Il ne s’agit cependant pas d’un suicide « égoïste », ni même « altruiste » ou « anomique ». Peut-être est-ce un « suicide des incompris », comme aurait dit Durkheim[3]. Quoi qu’il en soit, les actes de Bassam, Mazen ou Mahmoud ont ceci de commun qu’ils ne sont pas exécutés d’un geste brusque, comme on aurait pu s’y attendre. Ils se sont infligé une mort (physique ou symbolique) qu’ils ont voulue étendue dans la durée, presque interminable, comme pour pouvoir contempler jusqu’au dernier détail leur propre anéantissement. La silhouette de Bassam Hallak rodant à côté de son lieu d’habitation dans la localité de Ta’labaya au Bekaa libanais, en pleine immolation, sans errance, pendant de longues minutes a hanté les réseaux sociaux locaux durant le mois de mars 2020. Son immolation parut sereine ; son allure paisible, sans douleur, chagrin ni regret. Il n’y avait là ni vindicte ni protestation ni amertume, mais plutôt la calme détermination d’un acte de volonté pleinement souverain. Comme si, face au monde qui le dé-subjective, Bassam a voulu manifester une dernière expression de sa subjectivité, retrouver une liberté ultime, se réapproprier sa propre (in)existence et dénouer son dénuement, en décidant sa propre fin, non pas pour lui donner quelque sens, mais plutôt pour recracher le non-sens sur la figure du monde.
Il ne s’agit pas ici de faire l’éloge de l’immolation, ni d’ériger celle-ci en catégorie sociale. L’immolation (physique ou symbolique) est foncièrement nihiliste. Elle ne reflète pas davantage la vie intellectuelle des Syriens à l’intérieur et à l’extérieur du pays, qui œuvrent malgré tout pour des formes capables d’exprimer une certaine résistance, à la recherche d’un nouveau vocabulaire capable de saisir leur vécu et donner un sens à leur devenir.
Il n’en demeure pas moins que l’immolation donne à voir une condition syrienne comme une catégorie sociale où des individus se retrouvent dé-subjectivés et déshumanisés suite à de longues années d’autoritarisme post-colonial, d’impunité massive des gouvernants et de silence de la communauté internationale.
Pour une véritable solidarité de droit
Face à la condition syrienne, la communauté internationale et particulièrement l’Europe semblent avoir improvisé une politique qui mêle compassion et Realpolitik afin de conjurer le mal par l’assistance humanitaire tout en œuvrant pour le contenir dans sa « zone » géographique. Mais, après neuf années au cours desquels le conflit syrien s’est infiltré dans le tissu social des démocraties européenne, il serait illusoire de croire que la condition syrienne est une fatalité propre à une aire géographique ou culturelle déterminée. La perspective du marasme économique et une certaine fascination pour « les nouveaux autoritaires[4] » semblent en effet exposer l’Europe elle-même au risque de glissement dans une gouvernance de plus en plus autoritaire et partant déshumanisante.
Par conséquent, l’Europe ne peut plus continuer à se croire à l’abri derrière sa citadelle de l’État de droit. Elle devrait plutôt chercher à consolider cet État de droit en défendant sa vocation universelle au nom d’une solidarité de droit, loin de tout esprit de mission civilisatrice. Une solidarité capable de reconnaître aux autres les mêmes droits qui sont applicables à certains. Une solidarité de « vie commune » par-delà les frontières, capable d’identifier la vie des autres à la sienne, et ses droits avec ceux des autres, non par compassion ou charité, mais « par similitude », pour reprendre une formule employée dans un autre contexte par Léon Duguit[5].
Face à la condition syrienne, la solidarité de droit pourrait ainsi s’exprimer sur trois registres : d’abord comme une solidarité en droit, ensuite comme une solidarité dans le Droit et enfin comme une solidarité par le droit.
La solidarité en droit doit pouvoir permettre aux Syriens de se représenter ou être représentés, se projeter ou être projetés, se réfléchir ou être réfléchis, se défendre ou être défendus, se consoler ou être consolés, en des termes de droits justes. Ce qui est commun aux parcours des Syriens comme Bassam, Mazen ou Mahmoud, c’est le fait qu’ils sont principalement rescapés de crimes de guerre ou de crimes contre l’humanité. Dès lors, il est important qu’ils puissent se représenter ainsi, sans pour autant tomber dans la victimisation. Il faudrait qu’ils puissent en appeler au potentiel descriptif du vocabulaire de droit, même si la perspective d’une justice jugeant des actes et des responsabilités semble lointaine, sinon incertaine. Or les Bassam, Mazen et Mahmoud n’ont actuellement droit qu’à l’euphémisation juridique de leur réalité. Lorsque, en juillet 2012, le conflit syrien était presque exclusivement marqué par la prépondérance écrasante des offensives gouvernementales contre les populations civiles, la situation syrienne était qualifiée de « guerre civile ». Lorsque les bombardements se sont intensifiés, causant les déplacements forcés de millions de civils hors des frontières nationales, les réfugiés syriens étaient qualifiés de « migrants ». Il est indéniable que cette euphémisation juridique de la condition syrienne ne peut déplaire aux bourreaux qui œuvrent pour le brouillage des pistes, et l’éclatement ou le piétinement du sens. Par ailleurs, l’euphémisation juridique par les instances internationales qui détiennent le pouvoir de nommer ne consistent pas à atténuer la saisie de la réalité des Syriens en utilisant des catégories non juridiques ; elle se manifeste en opérant un choix des ressources juridiques auxquelles les Syriens sont autorisés d’avoir accès. Ce choix est ressenti comme une violence par les rescapés syriens, dans la mesure où il ne correspond guère à leur condition et parce qu’il dresse devant eux des obstacles rendant particulièrement ardue l’accès aux protections juridiques en vigueur.
La solidarité dans le droit doit permettre de penser la condition syrienne et toute solution politique avec le droit comme composante essentielle, sinon principale. Après neuf années de conflit, la configuration de la guerre syrienne reste fondamentalement asymétrique, avec des acteurs gouvernementaux qui contrôlent le ciel et une population civile martyrisée par des campagnes de bombardements aériens, sièges et déplacement forcés, détentions arbitraire et tortures, pillages et spoliations de biens publics. Lorsque la condition syrienne est marquée par des actes en prise directe sur le droit, il paraît incompréhensible que la réalité des Syriens ne soit pas prioritairement saisie par le droit. L’euphémisation juridique de la condition syrienne a largement contribué à reléguer au second plan les considérations de droit dans les pourparlers politiques. Lorsque la question de la détention figure depuis presque cinq ans à l’ordre du jour de l’envoyé spécial des Nations unies pour la Syrie, sans qu’il ait libération massive de prisonniers, les Syriens, comme Mazen Hamadeh, ne peuvent que se sentir floués. Lorsque les gesticulations diplomatiques continuent de mettre l’accent sur l’objectif de la rédaction d’une Constitution post-conflictuelle qui, selon toute vraisemblance, serait fondée sur un principe d’organisation de l’oubli collectif et de l’amnistie, les rescapés de la guerre syrienne ne peuvent que demeurer dubitatifs.
Enfin, la solidarité par le droit doit permettre aux Syriens de penser leur condition principalement en termes de justice. Grâce à l’action obstinée des avocats syriens et de la société civile internationale, notamment en Europe, les procureurs de différents pays se saisissent de plaintes de rescapés syriens contre des auteurs présumés de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité, commis par toutes les parties au conflit, sur la base de leur compétence universelle[6]. Cette saisine par les juridictions européennes de la condition syrienne sous l’angle du droit remédie au refus des chancelleries de placer le droit au cœur de toute solution politique du conflit syrien. Elle vise également à remédier à l’incapacité du Conseil de sécurité des Nations unies de déférer la situation syrienne au procureur du Tribunal pénal international[7], à défaut de ratification par la Syrie du Statut de Rome. Enfin, un Mécanisme indépendant et impartial particulièrement novateur est institué par l’Assemblée générale des Nations unies à partir de 2016 pour collecter des preuves et constituer des dossiers en vue d’inculpation d’auteurs de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité commis en Syrie depuis le 15 mars 2011[8]. Ces expressions de solidarité par le droit sont particulièrement louables. Mais elles ne sauraient se substituer à la mise en place d’une justice impartiale et effective en Syrie, seule capable de fournir aux Syriens des outils pour saisir collectivement leur présent traumatique et organiser leur devenir sur la base d’archives débattues et d’une mémoire commune. Pour ce faire, la solidarité par le droit nécessiterait tout autant une solidarité par-delà le droit ; une solidarité œuvrant sur plusieurs registres, y compris politique et même artistique, afin de permettre non pas seulement de dire et de nommer correctement les crimes commis et subis mais aussi d’entendre et de réagir.
Autant dire que la condition syrienne constitue, à bien des égards, un défi pour le droit et le monde qui vient. À défaut d’une véritable solidarité de droit, l’autoritarisme et l’impunité continueront de compromettre le devenir de la Syrie et l’universalité de l’État de droit.
[1] Primo Levi, Si c’est un homme, trad. par Martine Schuoffeneger, Paris, Pocket, 2012, p. 138.
[2] Sur l’histoire de la dénomination nationale de la Syrie, voir Charif Kiwan, « Les traductions d’une dénomination nationale : la Syrie », dans Éric Guichard et Gérard Noiriel (sous la dir. de), Construction des nationalités et immigration dans la France contemporaine, Paris, Rue d’Ulm, 1997, p. 99-121.
[3] Émile Durkheim, Le suicide, Paris, Félix Alcan, 1897, p. 322.
[4] Voir Michel Duclos (sous la dir. de), Le monde des nouveaux autoritaires, Paris, L’Observatoire/Institut Montaigne, 2019.
[5] Léon Duguit, Les transformations générales du droit privé depuis le code Napoléon [1912], Paris, La Mémoire du Droit, 1999, p. 27.
[6] Voir le rapport de Trial International, Universal Jurisdiction Annual Review 2020.
[7] Voir le projet de résolution du Conseil de sécurité des Nations unies : S/2014/348, 22 mai 2014 .
[8] Résolution de l’Assemblée générale des Nations unies, 71/248 du 21 décembre 2016, et le site du Mécanisme : iiim.un.org/.