
Syrie : le feu n’est pas éteint
À l’occasion de la parution au Seuil du collectif Syrie, le pays brûlé. Le livre noir des Assad (1970-2021) en septembre 2022, la revue Esprit a organisé une table-ronde en présence de celles et ceux qui en ont dirigé la publication. Leurs propos reviennent sur la genèse de l’ouvrage ainsi que sur les grands axes qui le composent, de la violence extrême du régime, dont les bases sont posées dès Hafez al-Assad, à l’impunité aberrante dont il jouit encore aujourd’hui.
Vous publiez ce mois-ci au Seuil l’ouvrage collectif Syrie, le pays brûlé. Le livre noir des Assad (1970-2021). En préambule, pourriez-vous revenir sur la situation en Syrie, après une décennie de guerre ?
Farouk Mardam-Bey – Sur environ 24 millions de Syriens, seuls 17 résident actuellement dans le pays : les deux tiers sous le contrôle de Bachar-al-Assad, des Russes et des Iraniens, et le reste réparti entre la région Nord-Ouest (dominée par l’organisation islamiste Hayat Tahrir al-Cham, protégée par la Turquie) et l’Est du territoire occupé par le parti kurde issu du PKK, qui est plus ou moins sous protection américaine. On cite souvent le chiffre de 13 millions de Syriens déplacés, dont la moitié à l’étranger, mais tous les Syriens se trouvent dans un état catastrophique. Le rapport de la commission d’enquête des Nations unies estime que 90 % de la population vit en dessous du seuil de pauvreté ; parmi eux, 14, 6 millions ont besoin d’une aide alimentaire. Début 2022, l’inflation atteignait 140 %. Même les classes moyennes, qui parvenaient jusqu’ici à s’en sortir, sont désormais frappées de plein fouet. Le rapport d’Amnesty international sur l’année 20211 rapelle tout ce que Bachar fait encore subir à « son » peuple : confiscations de propriétés et de récoltes, détentions arbitraires, torture, viols, bombardements dans le gouvernorat d’Idlib et dans le territoire situé à l’ouest d’Alep, sièges dans le sud du pays et restriction – voire bloquage – de l’accès à l’aide humanitaire en plusieurs endroits du pays. Sur les quatre voies par lesquelles pouvait passer l’aide avant 2019, une seule (Bab al-Hawa) a pu rester ouverte. Et encore ! ce n’est que depuis juin 2022 que la route a été rendue à nouveau praticable, et pour six mois seulement, la Russie ayant pesé de tout son poids et menacé d’user de son véto pour refuser à l’ONU d’accorder un accès d’une année. Et, comme si les exactions commises par l’armée syrienne ne suffisaient pas, mentionnons aussi la répression féroce dont les femmes et les journalistes font l’objet dans la région d’Idlib de la part des groupes armés islamistes.
Au Liban, les réfugiés syriens sont tiraillés entre la pression croissante de l’administration locale, qui les pousse à repartir, et la peur des représailles que le régime de Bachar inflige à ceux qui reviennent. Idem pour ceux qui sont en Jordanie. Mais c’est en Turquie que la situation s’est le plus dégradé, les 3 millions de réfugiés syriens s’étant vus privés du peu d’aide qui subsistait, alors même que les agressions à leur encontre se multiplient. Leur situation risque de s’aggraver davantage en raison du rapprochement entre la Turquie et le régime syrien. Plusieurs contributeurs du Livre noir réfugiés en Turquie vivent actuellement dans ce climat de menaces, auquel ils sont d’autant plus exposés qu’ils se sont engagé publiquement, et le moins que l’on puisse dire c’est que la France ne fait guère preuve d’humanité ni de reconnaissance vis-à-vis d’eux lorsqu’ils lui demandent sa protection2.
En mai 2021, Bachar a quant à lui été « réélu3 » pour sept ans, et pour la quatrième fois consécutive. Il a continué à claironner, en affirmant qu’il allait reconquérir le reste de la Syrie, ce qui lui est impossible tout seul. Au cours des deux dernières années, on se rappelle des combats très durs qui ont eu lieu dans la région d’Idlib, mais les Russes et les Turcs ont conclu un accord en mars 2021 qui a temporairement stabilisé le front. Même avant de se concentrer sur l’attaque de l’Ukraine, Poutine ne semblait pas disposé à aider Bachar à reprendre Idlib, préférant poursuivre son double-jeu avec la Turquie et avec la région du Kurdistan, avec laquelle Moscou tâchait aussi de maintenir de bonnes relations. Sans nous étendre sur les problèmes de la région Nord-Est, où le parti kurde (PYD) domine, soulignons toutefois que la situation s’est récemment dégradée, Erdogan profitant de l’invasion russe en Ukraine pour la menacer à son tour d’invasion. L’autre allié vital de Damas, l’Iran, se refuse également à entrer en conflit ouvert avec la Turquie, et se focalise sur le Sud de la Syrie pour y mener un travail de prédication religieuse et se rapprocher des frontières d’Israël. Pour donner une idée complète de la fragmentation du pays, des jeux d’alliances ambivalents et de la concurrence entre les parrains du régime qui y règne, ajoutons que les Russes ont laissé libre cours aux Israéliens pour bombarder les positions iraniennes en Syrie. Les Américains, qui ont retiré la majeure partie de leurs troupes dans le Nord-Est en décembre 2018, sont surtout préoccupés par la sanctuarisation des puits de pétrole et par la menace du retour de Daech.
Joël Hubrecht – En mars 2022, Bachar a effectué sa première visite à Abou-Dabi. Depuis peu, on observe une normalisation entre le régime syrien, les Émirats arabes unis et la Jordanie. Les perspectives de financement étant bloquées du côté occidental, c’est vers la Russie et surtout vers les Émirats que le régime se tourne. On assiste donc à la restauration d’une dictature sous perfusion, qui parvient à réintégrer progressivement les agences internationales comme Interpol. Face à la crise de réfugiés la plus dramatique que nous ayons connue dans l’histoire récente, face aux manœuvres cyniques d’un régime sanguinaire, face à un pays exsangue et morcelé, toujours au bord de l’explosion, l’opinion publique française et les opinions européennes semblent avoir tourné la page et ne montrent aucune conscience de la gravité d’une situation qui n’est pourtant pas sans lien avec nos crises et nos démons. Paradoxalement, ce sont ces liens étroits qui ont contribué à nourrir les biais via lesquels nous regardons la Syrie sans jamais vraiment la voir ni nous préoccuper des Syriens et de leurs aspirations démocratiques. Pour la diplomatie française, la Syrie a longtemps été l’arrière-cour du Liban, avant de devenir un foyer du djihadisme international et l’arrière-base de Daech pour l’ensemble de la société française ; aujourd’hui, nous la percevons comme ayant été le marchepied de Poutine avant son attaque en Ukraine. Ces filtres perceptifs sont aggravés par les effets de la désinformation particulièrement virulente en provenance de Russie. Une étude récente de l’association The Syria campaign montrait que 19 000 tweets originaux de fake news sur les crimes en Syrie, produits par vingt-huit comptes identifiés, avaient été retweetés plus de 671 000 fois4. Voilà qui donne une idée de l’ampleur de cette opération de « négationnisme en temps réel », pour reprendre une formule de Véronique Nahoum-Grappe, qui a contribué à notre ouvrage avec un article sur les effets de l’impunité (phénomène renforcé par ceux de la propagande à l’intérieur, et de la désinformation à l’extérieur).
Catherine Coquio – Il faut également insister sur la dimension dénégatoire, et presque provocatrice, du thème de la reconstruction mis en avant par l’État syrien. On est face à un pays brûlé en profondeur, au niveau architectural et culturel, et qui fait, à Damas ou à Palmyre en particulier, l’objet d’une réoccupation d’envergure par les industries du divertissement et du tourisme. C’est l’énormité de cette normalisation, associée à l’énormité de ce qu’elle normalise, qui nous a poussés à concevoir ce livre. Il ne pouvait pas ne pas y avoir une tentative de barrage, au moins symbolique, au non-sens total qui couronne le renversement des responsabilités et la négation des faits.
Pourriez-vous présenter plus en détail ce projet, de longue haleine puisqu’il s’est étendu sur plus de cinq années ?
Catherine Coquio – Pour cela, il faut revenir à la création, fin 2016, du comité « Syrie-Europe après Alep ». Le nom même de ce groupe, hebergé par la revue Esprit, montre bien son optique de départ : réagir au tournant catastrophique pris par la guerre, et à ce qui s’apparentait de plus en plus à une extermination organisée soutenue par des moyens colossaux, notamment depuis l’intervention russe. Les réunions du comité ont donné lieu à plusieurs publications : une tribune dans Libération en mai 2017, une lettre ouverte à Emmanuel Macron en juillet 2017, une lettre régulière d’information, etc. En décembre 2017, un colloque international a été organisé à l’université Paris 7, au centre Pompidou5 et à l'Institut national de l'histoire de l'art, au cours duquel le projet d’un livre noir a été présenté. Comme l’action politique était impuissante – un petit comité de députés présidé par Philippe Chalumeau voulait coopérer avec nous mais, malgré leur bonne volonté, ils ne disposaient pas d’une audience suffisante pour que la situation évolue – nous avons finalement décidé de nous engager dans ce projet de documentation titanesque, longuement discuté et plusieurs fois remanié6. À l’origine, il devait inclure un second volume, complémentaire au livre noir et intitulé Une autre Syrie, qui devait revenir sur toutes les initiatives révolutionnaires et démocratiques conduites par la résistance. Il nous paraissait crucial de faire comprendre que ce qui se jouait en Syrie n’était pas seulement l’extermination d’une population, mais aussi celle d’une révolution. Nous avons fini par renoncer à cette double publication, mais cette dimension a été intégrée de manière sous-jacente au Livre noir. Les survivants et les témoins qui s’expriment dans l’ouvrage sont ceux qui ont échappé à cette double tentative d’extermination. Ils sont activistes et témoins, comme Chamsy Sarkis, Hussam Alnahar, Razan Zeitouneh ou Najah Albukai, et pas uniquement les victimes d’une extermination. À cet égard, le texte de Majd Al-Dik sur la Ghouta est sans doute celui qui exprime le mieux cette expérience démocratique et cette tragédie d’un mouvement populaire pris en tenaille entre la répression du régime et la montée des groupes islamiques.
Dans le livre noir, plusieurs fonctions se mêlent et se composent souvent d’un texte à l’autre : les fonction d’attestation historique, de description, celles d’analyse et de compréhension mais aussi celle d’hommage à ceux qui résistent en témoignant, et enfin celle de transmission (notamment aux générations futures et à des publics étrangers). Les témoignages, autant que les archives, sont une manière de constituer un savoir qui prend la forme d’une résistance, pas seulement à un régime mais aussi à une production illimitée de non-sens, à une violence sans bornes qui ne tient plus simplement de la démesure mais va de pair avec la permanence de l’impunité.
Joël Hubrecht – Notre travail va à l’encontre de la banalisation de ce qui s’est passé en Syrie, aussi bien à l’échelle nationale qu’internationale. Le fait qu’un régime puisse pillonner en toute impunité sa propre population, en utilisant non seulement des « bombes sales » comme les barils d’explosifs et les bombes à fragmentation, mais aussi des armes chimiques au chlore et au sarin, de façon répétée et pendant des années, est un encouragement à user sans crainte et sans vergogne de la violence la plus brutale adressé à tous les pouvoirs autoritaires. Les répressions en Birmanie et au Soudan, sans même parler de la Russie qui est passée des bombardements d’écoles et d’hôpitaux en Syrie à ceux en Ukraine, suivent cette « jurisprudence de la terreur » à laquelle aucun tribunal n’a à ce jour opposé une autre jurisprudence, rappelant l’existence d’un droit international et de limites d’ordre humanitaire. Je ne parle pas ici de cette « ligne rouge », que Barack Obama n’avait tracée que pour s’en dédire lorsqu’elle fut transgressée. Le bombardement chimique sur la Ghouta d’août 2013 et le recul des États-Unis, qui se sont contentés d’un accord de désarmement signé avec les Russes pour le régime, marque une rupture aussi bien dans l’histoire de la guerre en Syrie que sur la scène internationale. Comme le souligne Yassin al-Haj Saleh dans le Livre noir : « aujourd’hui, on parle de réhabiliter Bachar al-Assad et son régime, mais cette réhabilitation a d’abord été rendue possible par l’accord honteux qui a fait suite au massacre. Ainsi, Assad a bombardé des Syriens avec du gaz sarin, et le système international s’est bombardé lui-même avec une Syrie gouvernée par un Bachar plein de sarin. Cela suffit pour affirmer que le monde s’est syrianisé ».
Un chapitre de l’ouvrage est consacré aux armes chimiques, à la constitution de cet arsenal débutée sous Hafez al-Assad avec la coopération de l’Allemagne de l’Est, et à la volonté du régime de l’utiliser non pas uniquement contre une attaque extérieure mais contre son propre peuple. Entre 2012 et 2017, on dénombre pas moins de cent-trente attaques chimiques en Syrie. Ces attaques étaient généralement doublées de bombardements aériens, qui poussaient la population à se réfugier en sous-sol, là où le gaz est le plus meurtrier ; de même avec les attaques d’hôpitaux, où une deuxième salve était déclenchée au moment de l’arrivée des secours. Cette cruauté et ce cynisme sans bornes sont encouragés et aggravés par une impunité révoltante. À cause du blocage par les Russes de la saisine de la Cour pénale internationale, à cause de l’absence d’un tribunal ad hoc, que le Conseil de sécurité aurait pu mettre en place, les seules procédures ayant pu être ouvertes l’ont été devant des juridictions nationales en compétence universelle. Mais, dix ans après, les poursuites engagées en France ont finalement été bloquées par les verroux inclus dans la loi actuelle (en particulier celle qui impose que la Syrie ait prévu dans son propre droit la poursuite de crimes contre l’humanité, ce qu’elle s’est évidemment bien gardée de faire) et seul un procès en Allemagne a conduit à la condamnation de deux sbires du système carcéral – un colonel et un exécutant. Dans le livre, nous revenons en détail sur les éléments de preuve mis en lumière au cours de ce procès, en particulier ceux tirés des archives du régime (le fameux dossier « César » présenté par Garance Le Caisne) et des témoignages de ses fonctionnaires (comme ce fossoyeur à qui Le Monde a consacré par la suite un article saisisant7). Le Livre noir évoque aussi plusieurs affaires qui sont aujourd’hui examinées par la justice française : l’emprisonnement puis la mort de Mazen Dabbagh et de son fils Patrick, et l’assassinat du photographe français Rémi Ochlik dans un bombardement ciblé contre le centre de presse de Homs (auquel a survécu la journaliste Edith Bouvier, autrice pour ce livre de deux articles dont l’un sur les disparitions forcées). À la manière d’un acte d’accusation, le Livre noir décline les différents modes de destruction du régime, qui recouvrent presque la totalité du spectre des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité ; néanmoins, nous n’avons pas voulu recenser tous les crimes de manière exhaustive, ni nous contenter d’aligner des chiffres et des dates. Nous avons jugé plus utile de nous concentrer sur les événements ou les lieux qui nous paraissaient significatifs et symptomatiques, afin de les analyser en profondeur.
Le travail de documentation que vous avez effectué est effectivement colossal et couvre près d’un millier de pages. Que voudriez-vous qu’on en retienne ?
Farouk Mardam-Bey – Il est vrai que cette masse de témoignages sur les atrocités commises en Syrie a quelque chose d’étourdissant ; c’est pourquoi nous avons essayé de la remettre en perspective de plusieurs manières. Dans la durée d’abord, en revenant sur la mise en place de la dictature des Assad par Hafez en 1970. La logique à l’œuvre dans la répression des années 2010 se rattache à ce qu’était déjà le régime dès son origine, et que le sociologue Michel Seurat (dont nous reproduisons deux textes fondamentaux et une présentation de l’œuvre par Olivier Mongin) désigne sous le nom d’« État de barbarie ». Quand Bachar a pris le pouvoir, il avait déjà l’exemple de l’impunité de son père, maintenue en dépit des crimes terribles qu’il avait commis. Nous revenons longuement sur les massacres de Palmyre et de Hama au début des années 1980, et sur les traces qu’ils ont laissées. À cet égard, il n’est pas inutile de rappeler que l’ex-chef des Brigades de Défense qui a perpétré ces massacres, le frère de Hafez, Rifaat al-Assad, dont la condamnation dans une affaire de bien mal acquis vient d’être confirmée par la Cour de cassation française le 7 septembre, s’était vu offrir un exil doré en France par François Mitterrand après sa tentative ratée de coup d’État contre son frère. À cette époque, soit deux ou trois ans à peine après l’enlèvement de journalistes français et de Michel Seurat, après l’assassinat d’un ambassadeur français et l’attentat meurtrier contre des soldats français, le président s’est rendu à Damas puis a reçu Hafez à l’Élysée, alors même que la répression battait son plein en Syrie. La situation s’est reproduite, quand Jacques Chirac a reçu Bachar al-Assad en tant qu’héritier légitime du pouvoir puis quand Nicolas Sarkozy l’a invité à la tribune du 14 Juillet. On a là un exemple du fameux goût français pour la « stabilité » des régimes forts. Mais quelle espèce de stabilité y a-t-il au Moyen-Orient ? Quelle continuité, à part celle de la guerre et de la violence ? Malgré son ampleur, toutefois, cette brutalité est invariablement occultée par d’autres événements, par la propagande, par une incapacité à la penser et à la nommer. À ce propos, Yassin al-Haj Saleh parle de « territoire d’oubli » pour désigner cette production délibérée d’oubli, cette négation à la fois de l’histoire et de la mémoire des victimes. Or cette entreprise d’effacement se poursuit aujourd’hui. Le Livre noir entend donc revenir à la racine même du système mis en place depuis un demi-siècle par un clan mafieux, celui des Assad, afin que l’on puisse retenir ce que ce clan et ses protecteurs s’emploient sans cesse à faire oublier.
Joël Hubrecht – Une autre manière de mettre en perspective l’ampleur presque insaisissable de cette accumulation de crimes a été de croiser des analyses de spécialistes syriens, français et européens avec des archives et des témoignages de différentes natures : certains sont inédits, d’autres sont tirés d’ouvrages préexistants (comme 19 femmes de Samar Yazbek) ou de rapports d’ONG (comme l’Observatoire syrien des droits de l’homme ou le Human Right Watch), d’autres encore sont des articles de reporters. Les approches testimoniales et scientifiques sont considérablement enrichies par une approche plus littéraire – avec des extraits de poésies et d’ouvrages d’écrivains sortis de prison – et par le recours à un corpus d’images (photographies, dessins, peintures) que nous avons choisies pour leur capacité à représenter ce que les mots ne savent pas dire, sans pour autant reproduire une violence trop sidérante. Le rôle inédit et tout à fait exceptionnel joué par les images proliférantes de la guerre fait l’objet de plusieurs articles, notamment de Cécile Boëx.
La mise en perspective des crimes commis par le régime des Assad n’aurait pas été complète si nous n’avions pas montré comment ils s’articulent avec ce que nous avons appelé « le piège djihadiste », auquel nous avons consacré une des six sections du livre. Grâce à la contribution de Thomas Pierret, nous nous sommes efforcés de décrire la complexité de ses mouvances et, avec Romain Huët, nous avons tâché d’analyser la dynamique de radicalisation. C’est dans ce cadre qu’il faut resituer les crimes de Daech, ceux commis dans sa capitale, à Raqqa, aussi bien que sa politique génocidaire menée contre les Yezidi au sein de son califat (réunissant des territoires de Syrie et d’Irak). L’enlèvement par Jaysh al-Islam de quatre activistes syriens – Samira al Khalil, Razan Zeitouné, Waêl Hamadé et Nazem Hamadi – est emblématique de cette prise en tenaille fatale de la révolution démocratique, par l’islam radical d’un côté, par la dictature des Assad de l’autre. Leur disparition, qui a suivi de peu le bombardement chimique du 21 août 2013, est à ce titre un événement dont Yassin al-Haj Saleh restitue tout le sens et la portée. Sa post-face, passionnante et impitoyable envers la défaite des puissances démocratiques, qui n’ont pas su se montrer à la hauteur du devoir de solidarité et d’humanité que la guerre en Syrie exigeait, est à lire en miroir de celle, non moins clairvoyante et terrible, de l’écrivain Moustapha Khalifé, qui annonçait déjà la victoire de Bachar al-Assad en 2012, et l’ausculte neuf années plus tard. Bien loin d’être une accumulation informe d’horreurs ou un réquisitoire univoque, le Livre noir est au contraire construit de façon méthodique, dans le but d’apporter au lecteur une compréhension fine de la nature du régime syrien et de l’histoire de cette région à laquelle, qu’on le veuille ou non, nous sommes liés.
Aujourd’hui, les médias reparlent de la Syrie surtout comme d’un précédent à la guerre en Ukraine. On se situe donc encore dans le paradoxe que vous avez signalé : la Syrie n’est jamais comprise pour elle-même, mais toujours comme le symptôme d’autre chose.
Catherine Coquio – L’enchaînement des événements et l’interprétation qu’on peut en faire sont effectivement des plus amers. Tout notre travail est destiné à faire sens, à réclamer du sens, mais ce qui frappe et reste énigmatique est le degré massif de consentement des sociétés occidentales à l’horreur qui se poursuit et se répète avec les crimes en Ukraine. Peut-être ne croyons-nous pas assez en notre monde pour défendre les valeurs auxquelles il tient ?
Farouk Mardam-Bey – Bachar a profité de la guerre pour se débarrasser des « mauvaises herbes » de la société syrienne, pour la purifier, l’homogénéiser. Il faut également souligner le caractère de classe de la violence du régime. Ceux qui ont été massacrés ou qui ont quitté le pays sont en grande majorité ceux qui étaient déjà marginalisés par la politique économique utralibérale du régime : essentiellement des paysans appauvris et installés en périphérie des villes, et ceux qui étaient perçus comme une menace, les jeunes ouverts sur le monde, aspirant à des changements sociaux et politiques. C’est pourquoi la destruction du pays avait presque quelque chose de salvateur pour Bachar. C’était l’occasion d’un changement démographique radical, par le feu et le sang, censé réaliser le slogan scandé par ses partisans : « Assad pour l’éternité ».
Propos recueillis par Quentin Regnier
Naïla Mansour, « Pas un millimètre en deçà de la mort. Six réfugiés en quête d’issue ». Extrait de Syrie, le pays brûlé. Le livre noir des Assad (1970-2021), Paris, Seuil, 2022, p. 731-732.
« Justification morale », l’expression revient peut-être des dizaines de fois durant l’entretien avec Adnan. Il a besoin d’une justification morale pour rester en vie. Nous évoquons ensemble un ami commun qui a été arrêté à plusieurs reprises pendant la révolution. De sa dernière arrestation, il lui reste des séquelles physiques définitives. « Je lui ai demandé à plusieurs reprises de nous rejoindre à l’intérieur de la Ghouta. On avait besoin de lui. Il n’a pas donné suite… Il a prétexté qu’il devait rester à Damas pour des raisons politiques, pour poursuivre la lutte là-bas. Tu vois, personne n’est prêt à payer le prix. » J’essaye de compter combien de fois est revenu le terme « prix ». Plus, ou moins, que « justification morale » ? Mes pensées s’évadent, je me rappelle un texte de Saïd al-Batal8 sur les gens de l’intérieur du siège, et ceux de l’extérieur, je pense à moi « la sympathisante de la révolution », à « Un, un, un, le peuple syrien est un9 ! », à ce lointain soir d’automne où je n’ai pas réussi à courir dans l’escalier pour prévenir mon père qu’ils venaient l’arrêter… Je n’ai pas réussi à réparer les torts, je n’ai pas réussi à empêcher que ma mère et mon père soient sacrifiés, je ne me suis pas laissé sacrifier moi-même comme j’aurais dû.
[…] Quand j’ai été blessée en 2012, ce sont des amis à moi qui m’ont portée jusqu’à l’hôpital. Ils étaient onze, aujourd’hui il n’en reste plus que quatre, les sept autres ont été soit tués, soit emprisonnés et, à ce titre, ils sont en danger de mort. Mes amis ont toujours été là pour me dire si j’étais sur la bonne voie. Je me suis toujours tournée vers eux pour savoir si j’allais dans la bonne direction, si j’étais en cohérence avec moi-même. Aujourd’hui, je suis sans point de repère. Depuis que Nabil a été tué dans le camp, à l’automne dernier, je ne sais plus pour qui je dois marcher sur la route de la vie. Nabil, l’ami d’enfance. Je pensais que leur disparition me poserait un problème d’avenir – avec qui vieillir ? En vérité, mon problème est avec le passé : comment continuer à vivre avec tous ces souvenirs ? Aucune justification ni aucune victoire ne compensera jamais la perte. Je ruse avec ma conscience, je minimise l’ampleur de ce que j’ai perdu, mais le souvenir me rattrape à tout instant. Je fais correspondre chaque paysage, chaque détail perçu ici, à son équivalent là-bas : le bus, la rue, les gens dans la rue, les arbres…
- 1. Amnesty International, « Syrie : la situation des droits humains en 2021 ».
- 2. Pour ne citer que l’un de ces contributeurs, dont le cas a davantage été médiatisé, voir le dossier réalisé par Médiapart : « Hussam Hammoud, un journaliste en première ligne », 6 septembre 2022.
- 3. Omar Kaddour, « Syrie : au pays de l’humiliation heureuse », Esprit no 476, juillet-août 2021.
- 4. À ce sujet, voir l’enquête commandée par l’association The Syrian campaign auprès de l’Institute for Strategic Dialogue, “Deadly Disinformation: How online conspiracies about Syria cause real-world harm”, juin 2022.
- 5. La presentation de ce colloque et la liste des interventions sont disponibles sur le site de l’Institut des Hautes Études sur la Justice.
- 6. Cette entreprise collective a été portée par de si nombreux soutiens et collaborations qu’il est impossible de nommer ici tous ceux qui y ont contribué. Malheureusement aussi, les risques encourus encore aujourd’hui par des contributrices et contributeurs syriens nous empêchent de mentionner certains d’entre eux. Pour autant, nous ne soulignerons jamais assez l’importance du compagnonage éditorial et de l’apport de Cécile Boëx, Emma Aubin-Boltanski, Marc Hakim, Cécile Hennion et Claire A. Poinsignon à la réalisation de cet ouvrage.
- 7. Voir Christophe Ayad et Madjid Zerrouky, « Syrie : la confession des fossoyeurs du régime Assad », Le Monde, 26 juillet 2022.
- 8. Note de l’extrait 1 : Ce jeune homme a vécu deux ans de siège dans la Ghouta orientale. Il a photographié et écrit des textes sur son expérience. L’un de ces textes a été traduit en français sur le site de L’Express.
- 9. Note de l’extrait 2 : Slogan politique utilisé au début de la révolution pour rejeter la thèse du régime qui présentait le soulèvement comme un mouvement confessionnel sunnite.