
Mare of Easttown, ou la chronique de la Rust Belt
La mini-série de Brad Ingelsby et Craig Zobel offre, à travers une enquête policère portée par Kate Winslet, le portrait tout en nuance d'une petite bourgade de Pennesylvanie. Sortie en France sur OCS en 2021, elle est rediffusée sur Canal+ depuis janvier 2022.
Dans la Rust Belt, près de Philadelphie, une petite ville industrielle, Easttown. Tout le monde s'y connaît et il n'est pas sûr que cela simplifie le travail de la lieutenant de police, inspectrice du commissariat local, Mare (Kate Winslet). À l'ouverture de la série, on la découvre seule dans son lit double, réveillée au milieu de la nuit par un appel de service. Une vieille dame a vu un rôdeur et se refuse à appeler un autre policier qu'elle. Le climat est d'emblée posé : petite communauté, femme flic, divorcée, mue par un sens du devoir parfois écrasant, rogue mais, en fin de compte, empathique, très compétente sans toutefois être une wonder woman et visiblement taraudée par une difficulté à vivre. Une enquête pour meurtre arrive à un moment où l'héroïne locale qui cherche à rester à la hauteur de l'image que ses concitoyens se font d'elle perçoit que son aura est en train de pâlir.
Un regard attentif sur le monde féminin
On pense à une remarquable série britannique qui, en 2014, nous a déjà donné à nous attacher à ce type d'héroïnes peu glamour, Happy Valley. Sauf que dans Mare of Easttown, la fliquette mal fagotée, pas maquillée, un peu ronde et au cheveu pas toujours net est l'héroïne de Titanic, l'oscarisée Kate Winslet. La série lui doit beaucoup, et pas seulement parce que la star a accepté de renoncer aux attributs esthétiques canoniques d'Hollywood, ce qui lui a valu une tempête de reproches sur Internet (et un Emmy Award pour ce rôle). Mieux, elle a bataillé pour que l'on ne coupe pas un plan où l'on voit son petit ventre au montage. En tant que co-productrice, elle a aussi eu son mot à dire et a obtenu d'emprunter l'accent local du Comté du Delaware, le Delco, très marqué et plutôt populaire. Tout ceci ne serait qu'anecdotes de tournage si cela n'entrait en cohérence avec le regard attentif que la série porte sur le monde féminin, tous âges confondus. Après tout, dès le premier épisode, cette femme de la quarantaine embarque un homme dans un bar pour une relation sexuelle rapide et heureuse, à la suite de quoi on découvre qu'elle est grand mère1. Compétence professionnelle avérée, refus de la séduction, prise d’initiative sexuelle après 40 ans, autant de coups de boutoir dans la représentation consensuelle des femmes ayant dépassé la trentaine. Mais ce qui aurait pu être un simple affichage idéologique nous touche parce que ces données s'intègrent intimement dans la construction du personnage qui porte l'histoire.
Car tout s'organise autour d'elle : elle doit mener plusieurs enquêtes simultanées, résoudre l'énigme posée par trois disparitions, affronter la colère de ses concitoyens qui considèrent qu'elle est inefficace et celle de ceux qui, au contraire, lui reprochent son obstination parfois brutale à ne pas abandonner l'enquête. Dans le même temps, elle ne se remet pas du suicide de son fils et s'occupe d'un petit fils à problème dont son ex-mari lui dispute la garde. La force de la série est que, progressivement, les deux lignes de force narratives se rejoignent grâce à un scénario et un montage efficaces reliant le mieux-être de Mare à la résolution des affaires qui la touchent émotionnellement, parfois trop pour qu'elle puisse bien mener son travail. Deux épisodes avant la fin, la psychologue qu'elle finit par consulter le lui dit : « Tu te caches derrière la peine de ceux que tu aides », mais l'écriture de Brad Ingelsby et la réalisation de Craig Zobel avaient déjà fait que, confusément, le spectateur était lui aussi arrivé à cette conclusion, bien avant l'épisode 5. Cette mini-série de sept épisodes n'est pas indemne de défauts : l 'épisode 6 n'est pas très bien écrit, et le dernier, Sacrament (Sacrement), fait se bousculer trop d'événements pour arriver à la brutalité du finale. C'est néanmoins une émotion riche que de suivre la progression de l'enquête policière, et simultanément celle que mène Mare pour se comprendre et s'accepter. Car le récit ne se contente pas de la complexité de ce personnage.
Il faut évoquer la présence de cette petite ville qui semble préservée de l'agitation du reste du monde. Le créateur de la série, qui y est né, a recrée une Easttown de fiction mais en en gardant dit-il « les rythmes et les rituels ». La situation économique est dure, trouver 1800 dollars pour payer la franchise de la nécessaire opération d'un enfant est un problème qui peut faire envisager des actes délictueux. L'ennui est très présent, femmes et hommes de tous âges boivent beaucoup, à toute heure. La violence se fait quotidienne. Dès le pilote, une bande de filles se livre à un lynchage en règle contre une jeune fille-mère de 17 ans.
Ce qui aurait pu n'être que naturaliste est rendu supportable par les brusques bouffées de tendresse.
Ce qui aurait pu n'être que naturaliste est rendu supportable par les brusques bouffées de tendresse qui arrivent par moments : l'amitié de Mare avec Lori (Julianne Nicholson), la tendresse entre enfants et adultes, celle que se témoignent de manière pudique des jeunes gens…À cet égard, il faut parler de personnages d'autant plus réussis que d'habitude ils sont mal traités dans les fictions : les adolescents. Certes, dans cette mini-série, ils peuvent être brutaux, abimés qu'ils sont par l'absence de perspectives d'avenir dans cette ville endormie, mais on s'attardera sur le très beau portrait de la fille de Mare, Siobhan (Angourie Rice, vue dans Spider-Man : Far from Home). En dehors de l'incontestable talent de cette jeune comédienne, on saluera l'écriture de son personnage, très loin des clichés en vigueur sur l'adolescence. On retrouve ici l'intelligence qui a présidé, par exemple, à la création des personnages de Sex Education, la série britannique de Laurie Nunn il y a trois ans. Si dans Mare of Easttown, quelques-uns de ces jeunes sont un peu bas de plafond, la plupart ont une vie intime traversée d'interrogations sur le monde, sur leur avenir. Siobhan, elle, se montre parfois plus mature que sa mère, c'est elle qui, dans la bagarre initiale, est à seule à défendre la fille lynchée. Et si la scène centrale de confrontation avec sa mère aurait pu sombrer dans l'hystérie, on saluera la sobriété de la mise en scène qui, au contraire, la rend bouleversante.
La détresse muette des hommes
Et les hommes ? Certes, ils sont moins mis en avant, mais Brad Ingelsby au scénario et Craig Zobel à la réalisation ayant une certaine ambition dans leur travail, il échappent au manichéisme : le monde masculin n'est pas raillé pour autant. Alors, oui, les hommes sont au second plan : sauf l'ex de Mare et son amant actuel qui sont à peu près équilibrés, tous sont des blocs de douleur, d'impuissance, le veuf qui n'arrive pas à tenir sa maison après la perte de son épouse, le diacre poursuivi par les rumeurs sur un comportement inapproprié qu'il aurait eu avec une jeune fille, les deux frères Ross et Billy qui rivalisent dans le sentiment de culpabilité et le désir sacrificiel. Tous ont bien plus de mal que les personnages féminins à faire face, ou du moins, s'ils peuvent se mettre en danger pour les leurs, ils sont incapables de se prendre dans les bras l'un de l'autre ou, si l'un d'entre eux est dans le malheur, d'aller le consoler, ce que les femmes font spontanément. Cela étant, ils n'ont rien à apprendre des femmes sur le courage qu'il faut pour préserver les siens. Le plus souvent néanmoins, c'est sur les visages de Mare ou des autres femmes que la caméra guette les émotions, si bien que nous sommes davantage en empathie avec elles.
Et l'on en vient à se demander si la détresse muette de ces mâles blancs n'interroge pas l'absence de hors-champ qui entoure Easttown, ville de fiction isolée du reste de l'Amérique. Ces personnages perdus ne sont-ils pas ces Américains moyens que la mondialisation, le manque de perspectives a convaincus d'une supposée déchéance ? Le tournage de Mare of Easttown a commencé à l'automne 2019, sous la présidence de Donald Trump. Après coup, en 2022, on peut voir une coupe histologique de l'Amérique de Trump dans cette peinture d'une petite ville de la Rust Belt. Alors, comment continuer de vivre à Easttown ? Ceux qui se sentent porteurs d'une mission, le diacre, Mare en tant que détective, ont des raisons d'y rester. On s'inquiète pour les autres. D'ailleurs, les deux seuls intellectuels du groupe vont quitter la ville. Restent les enfants, qui n'ont pas le choix. Leurs personnages sont traités de manière complexe par l'écriture de Brad Ingelsby et la réalisation de Craig Zobel. Et comme chez les créateurs exigeants, ces enfants ne sont pas des stéréotypes sur pattes : exposés au mal, ils n'en sortent pas indemnes.
- 1. Dans Engrenages, il y a plus de dix ans, la lieutenant Bertaut (Caroline Proust) nous surprenait -heureusement- en prenant l'initiative d'embarquer un homme pour faire l'amour dans sa voiture. Ici, la transgression vient davantage de l'âge du personnage.