
Brassens « à voix nue »
Georges Brassens aurait eu cent ans ce 22 octobre. C'est l'occasion de revenir sur l'intemporel « style Brassens » : un authentique parlé-chanté, un texte à l'accent provocateur associé à l'exigence d'une belle langue, un art de la dissonance et de la transgression.
Alain Bashung
Le centième anniversaire de la naissance de Georges Brassens est l’occasion de célébrer une figure puissante et singulière de la chanson française : comme celle de ses pairs, Brel, Ferrat, Ferré, pour ne citer qu’eux, elle aura résisté aux différentes métamorphoses1qui ont scandé le paysage musical de ce genre dit mineur, depuis la chanson à texte des lendemains de la deuxième guerre, qu’elle aura magnifiquement illustrée, jusqu’à aujourd’hui où reprises et revisitations diverses, devenues elles-mêmes un nouveau genre, continuent de lui assurer une belle vitalité. D’où vient alors ce sentiment d’insatisfaction, voire de malaise, comme si Brassens continuait à la fois d’exister dans la mémoire nationale, celle en particulier qui peut encore revendiquer avec le chanteur une complicité générationnelle, directe ou indirecte, mais que nous n’étions plus en mesure d’en apprécier pleinement la précieuse, l’émouvante originalité ? Il y a certes ce constat que la voix de Brassens sur les ondes, ces dernières décennies, s’est faite de plus en plus rare – comme se font rares d’autres voix illustres de la chanson française, y compris contemporaines – mais avec Brassens, et c’est sur ce point que nous voudrions insister, nous héritons d’un répertoire de chansons dont l’essentielle singularité – verbe, musique, voix chez lui à l’unisson – risque de devenir difficilement audible, tant nous perdons l’habitude d’entendre une voix riche d’un amont textuel et musical, et surtout d’une voix « nue », dépouillée, à l’exception de la célèbre contrebasse et plus tardivement de la deuxième guitare, de toute orchestration instrumentale. Fort heureusement la postmodernité nous installe aussi dans un espace-temps, où le temps, justement, comme l’aurait dit Brassens, « ne fait rien à l’affaire » ; une modernité apte dès lors à accueillir les productions esthétiques les plus diverses, et donc à entretenir la séduction d’une voix que tant de tubes ont rendue célèbre dans le monde entier.
Ethos voyou et amour de la langue
Il y a d’abord ce beau paradoxe dans la chanson de Brassens d’une francité d’autant plus fièrement assumée qu’elle fait bon ménage avec celle de voix anciennes dont l’accent rebelle, de Villon – dont Brassens se disait volontiers le disciple – à Aragon, est peu suspect de pactiser avec une vision étroite de l’autorité linguistique. Brassens prend place dans ce cortège de figures littéraires, dont l’ethos voyou a toujours fait bon ménage avec l’exigence d’une belle langue, langue non pas de « puriste », mais riche d’une tradition culturelle. L’autodidacte passionné qu’il fut revendique volontiers un art de la dissonance – que l’on retrouve d’ailleurs dans le subtil décalage « jazzystique » de telle ou telle inflexion de la mélodie – qui fait se côtoyer Venus, Pénélope, Cythère, Cupidon, avec la « brave Margot » et la kyrielle des Mimi, Ninon, et autres grisettes qui peuplent Les amours d’antan. Comme font bon ménage aussi les lexiques savant et populaire, les registres paillard, voire gaulois (Gare au gorille, Hécatombe) et pastoral, bucolique (La chasse aux papillons, Le parapluie). Ce syncrétisme, fruit de la collaboration du polisson de la chanson avec l’humble troubadour, loin d’une réappropriation naïve du vieux patrimoine littéraire est celui d’un « primitif organisé2 ». Ce que les Français, et aussi bien les étrangers, saluent avec reconnaissance dans les chansons de Brassens, c’est ce respect et cet amour pour une langue française qui vient de loin, et qui reste étonnamment vivante et populaire. La Ronde des jurons est l’exemple même, jubilatoire, de la contribution de Brassens à ce « deuil des mots perdus » dont il trouvait urgent de réactiver la mémoire.
Manque cruellement aujourd’hui une « Chanson pour le migrant » à la hauteur du trésor de générosité, de délicatesse et d’émotion de la Chanson pour l’Auvergnat.
Pour autant, ce que fait entendre la voix de Brassens, ce ne sont pas, fondues dans le syncrétisme de la chanson populittéraire3et ses « affectueuses révérences », les paroles fredonnées d’un poète-chanteur devenu anonyme au fil du temps. La chanson à texte de Brassens, depuis sa Chanson pour l’Auvergnat, porte des accents provocateurs propres à galvaniser une jeunesse alors sous le joug d’interdits devenus insupportables. Si dans les années 1950-1960 s’est nouée entre Brassens et son public une véritable histoire sentimentale, c’est bien parce que ses premières chansons sont effectivement devenues « la bande-son de l’existence4 » de toute une jeunesse, en fixant un air du temps, frondeur, assoiffé de liberté : « S’il y a un homme du XXIème siècle, un peu plus heureux, un peu plus libre que nous, Brassens aura grandement contribué à en préparer la venue5 ». Mais il n’y a pas seulement dans la chanson de Brassens le « Mort aux vaches » rageur du compagnon de brigandage du pauvre Villon, ou les anathèmes lancés contre l’impitoyable cohorte des « croquantes et croquants ». Il y a aussi les accents poignants d’une attention portée aux déshérités, aux vaincus de l’histoire, ceux qui sans tambour ni trompette, comme « la pauvre Hélène », « la pauvre Venus », le « pauvre Martin », ou « Bonhomme », mènent la dure existence d’« une âme en peine » que la chanson rédime en lui rendant l’hommage de refrains mélancoliques et berceurs. Manque cruellement aujourd’hui une « Chanson pour le migrant » à la hauteur du trésor de générosité, de délicatesse et d’émotion de la Chanson pour l’Auvergnat. D’une manière générale, il y a dans ces chansons un poids intime de mélancolie, et par endroits une coloration tragique qui les différencient nettement de celles de Trenet, plus légères et « plus solubles dans l’air ». Il n’est que d’écouter ces petites fictions narratives que sont Saturne, ou La marche nuptiale pour prendre la mesure d’une veine plus personnelle où se fait montre une sensibilité suave et douloureuse au temps (Il porte un joli nom, Saturne, Mais c’est un dieu bien inquiétant), à la mort aussi, dont le chanteur n’aura eu de cesse de défier et d’apprivoiser le « zèle imbécile » ; une fidélité au Jadis, aux Neiges ou Amours d’antan, à ce jamais plus qui serre le cœur, source d’une émotion esthétique où tout un chacun se retrouve.
Faire sonner l'adéquation entre le mot et la note
Mais le point fixe, mémorable, qui fait la puissance de distinction du « style Brassens » est cette présence palpable d’une voix attentive à toujours faire sonner l’adéquation entre le mot et la note, Il y a dans cette voix comme une délectation syllabique dans la prononciation, une virtuosité de l’accentuation qui veut manifestement – à l’encontre de ce que l’on attend en général de la chanson – subordonner la musique, la mélodie aux paroles, au texte : Brassens allant jusqu’à dire que la musique doit se contenter de cerner les mots, voire se faire « inentendre ». Certaines des réflexions de Roland Barthes, à propos d’un chanteur qui chantait « à voix nue », éclairent curieusement cette diction de Brassens, comme inexpressive à force de recto tono ; une articulation « sentimentalement claire » et pourtant sans emphase oratoire, où Barthes voit justement le mode même de la chanson populaire traditionnelle : « Si la chanson populaire se chantait traditionnellement à voix nue c’est parce qu’il importait qu’on entendît bien l’histoire : quelque chose est raconté qu’il faut que je reçoive à nu6 ». Une façon de parler-chanter qui fait valoir le travail prosodique et métrique de la langue. De fait, chaque strophe d’une chanson de Brassens, qu’il s’agisse d’amples alexandrins comme ceux de la Supplique pour être enterré à la plage de Sète ou des octosyllabes ou heptasyllabes de chansons subtilement euphoriques, ceux de J’ai rendez- vous avec vous, fait étroitement coïncider phrasé du sens et phrasé rythmique. Cette stabilité de l’ensemble, renforcée par le refrain, souligne tel ou tel enjambement farceur, jouant de surcroit, à la façon des pirouettes de Boby Lapointe, de la rencontre narquoise de rimes (Mais il y a peu de chances qu’on/détrône le roi des cons). L’idiosyncrasie de cette voix est naturellement confortée par la gestuelle minimale de la prestation scénique du chanteur, de la sobriété chaleureuse de son corps à cœur avec le public que les reprises d’aujourd’hui, aussi talentueuses qu’elles soient pour certaines, sont impuissantes à restituer.
On ne serait pas inspiré d’appliquer aujourd’hui à Brassens une grille lourdement et naïvement sociologique pour repérer dans telle ou telle de ses chanson une vision désormais anachronique de la femme. Une jolie fleur dans une peau de vache ou Je me suis fait tout petit sont bien sûr des chansons marquées par l’air du temps ; il y a aussi une veine assassine dont la vis comica prend sa source littéraire dans la ruralité de l’ancienne France ; mais les dénouements de ces mêmes chansons font la part belle à l’autonomie des femmes, à leur indépendance de fait dans les jeux toujours stratégiques, d’hier à aujourd’hui, du commerce amoureux. Ce qui reste important et poignant dans la chanson de Brassens, outre cette liberté de ton jubilatoire, qui mutatis mutandis risque de nous faire paradoxalement défaut aujourd’hui, est cette certitude que la vraie morale consiste à ne pas opérer de distinction entre les faibles et les puissants, et que la vraie noblesse, la vraie dignité – un mot que Brassens revendiquait fort – celles du cœur, ne sont pas l’apanage des « grands » : la chanson de Brassens, avec son cortège de figures humbles ou bravaches, de mots anciens nous console de bien des bassesses, petites ou grandes trahisons imputables aux « pauvres cendres de conséquence » ; d’une certaine manière elle remet les choses à l’endroit :
La Marjolaine de la chanson
Avait de plus nobles façons.
(…)
Par bonheur, par consolation
Me sont restées les quatre chansons.
(La route aux quatre chansons)
- 1. Voir l’article de Paul Garapon « Métamorphoses de la chanson française », dans la revue Esprit, juillet 1999
- 2. Paul Valéry, « Retour à Villon », dans Œuvres, tome I, Pléiade, 1957, p. 439-443.
- 3. La chanson Populittéraire, sous la direction de Gilles Bonnet, Paris, éditions Kim, 2013.
- 4. Marielle Macé, dans Critique, 773, 2011.
- 5. lphonse Bonnafé, Georges Brassens, Seghers, 1963, p. 38.
- 6. Roland Barthes, Le grain de la voix, Paris, Seuil, 1981, p. 251.