
De la subtilité au cinéma
Deux films policiers récents, Decision To Leave de Park Chan-wook et Les Nuits de Mashhad d'Ali Abassi, permettent de s’interroger sur ce que les spectateurs comprennent, ou pas, devant les œuvres, et sur ce que ces impensés ou ces discours explicites révèlent du vécu du regard sur l’écran.
Davantage que la littérature, le cinéma peut faire passer des subtilités de manière brève et indirecte : par un plan, un raccord, l’insistance sur un regard… Le temps de l’analyse pour comprendre ces nuances peut être immédiat ou de plusieurs heures, et l’expérience collective des spectateurs, les conversations après la séance, permettent de déceler les détails non perçus, les ambiguïté des répliques ou des plans, ce dont de nombreux cinéastes jouent d’ailleurs. Le terme d’indices cachés est souvent employé, bien que tout récit à multiples lectures ne s’apparente pas à une enquête, et que les mystères sans résolution s’apprécient justement bien plus. Deux films policiers récents permettent de s’interroger sur ce que les spectateurs comprennent, ou pas, devant les œuvres, et sur ce que ces impensés ou ces discours explicites révèlent du vécu du regard sur l’écran.
Unanimement encensé à Cannes, où il a remporté un prix de la mise en scène mérité, Decision To Leave (Park Chan-wook, 2022) apparaît pourtant comme le contraire d’un film subtil. Toute l’intrigue s’y devine facilement, l’évolution des personnages se comprend dès le premier tiers, et il arrive que le spectateur saisisse le déroulement d’une scène dès son déclenchement. La coupable (Tang Wei) l’est de toute évidence, le policier (Park Hae-il) s’aveugle en l’aimant, dans une naïveté qui surprend – clin d’œil au Cary Grant des Enchaînés (Alfred Hitchcock, 1946) ? La forme est brillante et le cinéaste parvient à inventer de nouvelles utilisations de l’espace dans le genre criminel. Mais comment apprécier pleinement un spectacle dont les ramifications scénaristiques se voient tant ? Cette contradiction surprend, y compris dans le final, dont la trouvaille se devine presque lors de l’arrivée de la protagoniste sur une plage, suivi d’un plan surplombant sur la marée basse… Signe qu’un film de genre ne peut pas reposer que sur la maîtrise, que le brio ne peut pas servir une histoire cousue de fil blanc.

Les Nuits de Mashhad © Metropolitan FilmExport
Il est possible de lui préférer une œuvre comme Les Nuits de Mashhad (Ali Abassi, 2022), insuffisamment défendue par la critique, qui l’a rapproché de Zodiac (David Fincher, 2007) sans en comprendre les différences. Contrairement à celui-ci, qui magnifiait les meurtres et glorifiait le travail des enquêteurs, le film se concentre sur les féminicides de prostituées, suivant le choix subtil et singulier de consacrer autant de temps au criminel (Mehdi Bajestani) qu’à la journaliste qui le démasquera (Zar Amir Ebrahimi, lauréate du prix d’interprétation féminine à Cannes pour le rôle). Laquelle, dans un dialogue a priori banal mais en réalité révélateur, remarque que le tueur, compte tenu de son modus operandi et de ses cibles, des prostituées, pourrait facilement être retrouvé par la police, qui reste manifestement passive. Le scénario devient alors une réflexion sur la possibilité et la persistance de la violence, le personnage du meurtrier étant construit comme un père de famille, un vétéran rigoriste, certes fanatique mais pas fou, dans une lente élaboration nuancée du personnage.
Ces aspects positifs de la subtilité cinématographique se voient complétés par des approches négatives, désagréables pour le public mais réussie thématiquement. Ainsi lorsque le scénario s’éloigne du schéma classique du récit policier après l’arrestation du suspect, elle-même permise par l’intrusion de l’héroïne dans le sordide, via la mise en scène d’une fausse prostitution pour s’introduire chez le meurtrier, effrayé dès qu’elle le menace et hurle. En effet, ici, la société ayant produit ces crimes ne rejette pas leur auteur, de nombreux habitants de Mashhad approuvent par conservatisme la « purification » de la ville-sainte, ses proches (talents remarquables de Mesbah Taleb jouant le fils et Forouzan Jamshidnejad, l’épouse) le soutiennent par adhésion. Ce choix de contraindre la salle, à un dernier tiers du film – où rien ne se résout, si ce n’est la peine de mort, et où le cinéaste continue de critiquer les autorités iraniennes –, de tendre un miroir à une certaine idéologie de ce pays. N’est-ce pas là, cependant, un des plaisirs paradoxaux chez le récepteur de tout roman noir, de tout film dérangeant : heurter sa propre morale, déranger ses habitudes ? Ne pas y adhérer est un droit, mais cela n’autorise pas à en rejeter les principes.
Reprocher à Abassi la mise en scène froide et rapprochée des assassinats néglige le fait que la caméra s’attarde autant sur l’agonie du coupable lors de son exécution : le cinéaste continue de ne pas sublimer l’horrible. Et cette pendaison peut se lire comme une dernière subtilité amère du réalisateur et de son scénariste Afshin Kamran Bahrami : le condamné s’était fait promettre par ses amis une évasion de dernière minute. On peut l’interpréter comme la dernière strate de cynisme d’un système pénal aboutissant à la peine de mort. Les meurtres, enfin, sont déconstruits formellement lors de l’épilogue, un reportage où la journaliste montre le fils du coupable mimant les gestes et actions de son père lors de ses crimes. Le propos du film sur l’horreur pourtant évitable, qui peut déplaire aux spectateurs, est alors résumé par une des dernières répliques, glaçante : « Ça prenait une heure en tout. » Est-ce la seule raison du rejet des Nuits de Mashhad par une partie de la presse ? L’œuvre, filmée en Jordanie car ne pouvant être filmée dans son pays d’action, et dont l’actrice principale, directrice de casting à l’origine, remplaça une interprète ayant renoncé peu avant le tournage, mérite pourtant mieux.
Bien sûr, la subtilité pour un spectateur peut sembler l’évidence chez un autre. « En faire trop » reste un des reproches les plus courants envers les réalisateurs, le charme de la critique et de l’expérience partagée du cinéma tenant justement à ce que la norme et le bon goût ne sont pas officiellement définis. L’exigence de subtilité est d’ailleurs un aspect assez moderne, postérieur à l’après-guerre et à la Nouvelle Vague, dans le septième art : elle grandit chaque année pour les films de genre et d’art et essai, les spectateurs devenant de plus en plus habitués aux schémas scénaristiques et aux archétypes de personnages. La Nuit du 12 (Dominik Moll, 2022) a ainsi été louée en tant que déconstruction du récit policier, jeu scénaristique expliquant dès l’introduction au spectateur qu’il ne connaîtra pas le coupable et devra suivre une affaire non résolue. Mi iubita aon Amour (Noémie Merlant, 2021) est touchant, en montrant une histoire d’amour entre une femme et un jeune homme de dix-huit ans du point de vue de la première, avec un talent pour montrer les hésitations et les appréhensions. Enquête sur un scandale d’État (Thierry de Peretti, 2022) surprend en divisant son récit en deux parties, l’une où le spectateur, avec le héros journaliste, croit comprendre, l’autre où il saisit comment il s’est fait flouer.
La recherche de la subtilité, sa présence dans plusieurs films de 2022, constitue donc un plaisir, différent mais pas forcément séparé, de celui des spectateurs appréciant les scénarios plus formatés, les franchises hollywoodiennes et les personnages connus. Les « grosses ficelles » et les « trouvailles », termes au demeurant peu subtils, cohabitent donc dans les salles, et cela est bienvenu.