
Serve the People. Un film érotico-politique en Corée du Nord
Alors que les tensions s'intensifient entre Corée du Nord et Corée du Sud, le réalisateur coréen Jang Cheol-soo propose, avec Servir le peuple, un long-métrage érotico-politique qui croise exploration esthétique du désir et réflexion sur le pouvoir. La passion y est mise en scène dans ce qu'elle a de transgressif, en ce qu'elle est un refus ou une subversion des idéologies et des institutions militaires.
Alors que la situation entre la Corée du Nord et la Corée du Sud recommence à se tendre, un film sud-coréen adapte le sulfureux roman chinois Servir le peuple de Yan Lianke en le transposant intelligemment en Corée du Nord1. Entre L’Amant de Lady Chatterley et L’Empire des sens, le film signé Jang Cheol-soo, ancien assistant du célèbre Kim Ki-duk, réinvestit le genre érotico-politique, genre périlleux et délaissé en Corée depuis le chef d’œuvre de Jang Sun-woo, Fantasmes, en 1999.
Le zèle et la passion
La transposition du roman de la Chine maoïste vers une Corée du Nord intemporelle se fait subtilement. Un peu à la manière des films politiques de Costa-Gavras ou plus récemment la série française Kim Kong (Simon Jablonka et Alexis Le Sec, 2016), on devine une volonté de ne pas citer clairement le pays où se déroule cette passion amoureuse subversive. Pourtant, tous les signes sont clairs : il s’agit d’un État dit socialiste, dominé par des mots d’ordre comme « servir le peuple » et farouchement militarisé à tous les niveaux de la société.
Dans un premier temps, si leur uniforme rappelle l’armée populaire maoïste, le fait que les protagonistes parlent coréen sans forcer l’accent nordiste actuel laisse penser à des bataillons coréens intégrés à l’armée chinoise dans les années 1930-1940. Mais très vite, le mobilier et les costumes, et tout le decorum qui va avec, notamment des portraits de dirigeants exposés dans les maisons, et surtout dédoublés en fonction des successions, comme ce fut le cas pour les doubles portraits de Kim Il-song et de son fils Kim Jong-il, nous plonge en Corée du Nord sous influence russe, autant celle d’aujourd’hui que celle du passé. Le film n’a donc aucun mal à transposer l’histoire du petit paysan chinois ambitieux et obéissant dans ce cadre nord-coréen qui, tout en évitant la caricature, montre l’essentiel.
Mu-Gwang est donc marié et père d’un enfant, mais pauvre. Une carrière dans l’armée lui permettrait de gravir les échelons dans une société où l’armée passe avant tout (songun dans l’idéologie officielle nord-coréenne). Il apprend tous les dogmes du régime par cœur. Devenu soldat modèle, il obtient un poste d’assistant et de cuisinier dans la maison d’un chef de division (Jo Sung-ha) et de sa jeune épouse (Ji An). Perfectionniste dans sa servitude volontaire, Mu-Gwang est passé à tabac par ses camarades soldats qui le traitent de chien servile et de mouchard. Parfait bureaucrate et soldat zélé, il va jusqu’à laver et repasser les slips kangourou de son chef adoré autant que craint. Le film montre bien, par des scènes fantasmées, à la fois la terreur et l’admiration du soldat pour son supérieur, qui incarne la perfection suprême à ses yeux.
Un jour, ce dernier, pris dans les intrigues de la nomenklatura, est appelé au loin. Entre alors en jeu la très réservée et très éduquée épouse du haut gradé, qui n’avait pas manqué de noter l’abnégation de son serviteur issu des classes populaires. Visiblement en manque d’affection, mais aussi à la recherche de vengeance, elle humilie le petit soldat et tente de briser son obédience aveugle aux dogmes de son mari. La haine envers le soldat trop zélé évolue peu à peu vers la perversité, à travers des jeux à la connotation sexuelle d’abord sibylline avant de s’avérer de sincères tentatives de séduction. Effrayé au début, le robuste paysan va devenir l’amant de la frêle jeune femme, dont les apparences serviles masquaient mal une rebelle prête à prendre tous les risques pour se libérer de l’emprise de son dogmatique mari. Ironiquement, une petite stèle rappelant qu’il faut « servir le peuple » va désormais servir de signal d’appel de la belle pour son amant aux quatre coins de la maisonnée et à toute heure.
Contre les idéologues et les militaires
On retrouve le contexte militariste de L’Empire des sens (1976) de Oshima Nagisa, qui se situait au moment de la montée en puissance de l’armée nippone. Dans Servir le peuple, la passion qui va dévorer les amants s’alimente autant au refus des idéologues (le mari) qu'à celui des institutions militaires qui font leur univers. Les ébats érotiques débridés des amants rebelles rappellent que l’aliénation idéologique touche à la fois l’esprit et le corps.
Le film cite directement celui d’Oshima dans une séquence d’étranglement mutuel, lorsque les amants se jurent d’éliminer tout ce qui pourrait empêcher leur amour et se menacent de tuer celui d’entre eux qui viendrait à trahir leur liberté retrouvée. L’acmé de cette rébellion se concrétise par une longue séquence de défoulement du couple illégitime qui voit la destruction, dans la maison, de tous les symboles du pouvoir idéologique sacralisés par le mari absent. Statues et portraits des dirigeants, mots d’ordres politiques affichés un peu partout dans la maison sont donc détruits par les amants, devenus quasiment suicidaires. Ils ne soucient en effet même plus des regards indiscrets des soldats de garde, à l’extérieur de la bâtisse. L’antimilitarisme est également illustré par une séquence où les amants partent discrètement en balade dans la campagne, tandis qu’un troufion monte la garde, à l’aller comme au retour du couple. Tandis qu’ils s’enivrent de plaisir dans la nature pendant des heures, le troufion poireaute dans l’infinie tristesse d’une garde inutile.
Éros, thanatos et anti-confucianisme
La coexistence du confucianisme traditionnel et du marxisme-léninisme en Corée du Nord est connue. L’idéologie officielle du « juché » en est le résultat. Peut-être moins sensibles aux yeux d’un spectateur occidental, le reniement de l’idéologie se dédouble d’outrages à la tradition d’Asie.
En effet, en plus de l’infidélité de l’épouse du gradé, relativement commune, le paysan possédé par son amour fou en vient à maltraiter son enfant et à rompre, tel un somnambule, ses obligations traditionnelles envers sa famille et sa belle-famille. Mais l’arme suprême incarnant la rébellion des amants, à la fois contre la tradition et l’idéologie, est clairement, pour le réalisateur, celle d’Éros. De ce fait, le film ne peut être réduit à la catégorie érotique stricto sensu en raison de sa progressive et rigoureuse dialectique entre l’intrigue socio-politique et les ébats charnels des amants.
S’il ne va pas jusqu’à montrer des scènes de sexe non simulé, comme dans L’Empire des sens (pour un au-delà de la représentation), le film offre une série de positions dans le style du Kama Sutra, dont la profusion ne fait que souligner la créativité des amants à rebours d’un monde formaté par l’idéologie et la tradition. Ils ont un malin plaisir à se répandre sur tous les endroits qui rappellent l’ordre social. Le plaisir charnel incommensurable semble être l’antidote aux errances logocentriques de la tradition et de l’idéologie. Ce plaisir leur fait prendre des risques, il en est même augmenté par la possibilité d’être surpris et d’être condamné à une mort certaine. Des scènes cauchemardées par le paysan-soldat, qui voit partout son chef réapparaître et découvrir les amants avant de les tuer, rappellent la proximité d’Éros et de Thanatos. L’ironie de la situation fera que le mari cocufié se retrouve frustré de toute réaction par peur du scandale, prisonnier de ses valeurs. Il se contente de ramasser les morceaux de ses symboles détruits par les amants et de tirer sur ses médailles quand le soldat, toujours aussi amoureux fou, repasse un soir saluer son amante.
Esthétique du plaisir
De facture relativement classique, le film impressionne par la précision de sa mise en scène et de ses cadres. De jeux de miroirs en mouvements de caméra riches en significations, de lumières naturelles blafardes en explosions inattendues de couleurs, le réalisateur Jang Cheol-soo (et son chef opérateur) souligne qu’il n’a pas oublié que la recherche formelle est au cœur de son sujet.
En peintre, le cinéaste joue des effets d’apparition de son actrice gracile dans des endroits inattendus : nue en contre-jour derrière un rideau, blottie dans une robe rouge au milieu d’un champs doré, solennelle et effrontée dans son uniforme de femme d’officier dos à une fenêtre rayonnante de soleil. Liant picturalité et mise en scène filmique à l’extrême, la caméra expose notamment la peau rose de l’actrice Ji An, qui interprète l’épouse infidèle, baignée d’une lumière naturelle d’outre-monde, lorsqu’elle revient à elle après s’être évanouie de plaisir dans les bras de son amant.
Comme emportée par la fureur du couple, la caméra virevolte et assume des angles et des lumières audacieuses dans la seconde partie du film : l’image inversée des amants, allongés nus sur la grande table de la salle à manger, ou encore celle de Ji An, cachée sous un vieil évier, nue et terrifiée, lorsque son mari la surprend et lui tire dessus (dans un des cauchemars du soldat). La musique, bien que classique comme l’ensemble du film, est également minutieusement agencée à la gloire d’un amour fou. Tragiques et romantiques à la fois, les envolées de violoncelles restent très discrètes, pour n’apparaître pleinement que sur le thème des amants finalement vainqueurs, mais pour une durée fatalement limitée.
Réception sudiste négative
La réception majoritairement négative du film en Corée du Sud requiert quelques éclaircissements. Sa sortie à contretemps tient à l’élection récente d’un gouvernement néolibéral ouvertement hostile à la Corée du Nord d’un point de vue idéologique (par anticommunisme), mais aussi à la recrudescence de tirs de missiles de la part du Nord au-dessus de la mer de l’Est.
Voir ce qui ressemble à s’y méprendre à des Nord-Coréens en train de manger, boire, danser et faire l’amour comme tout le monde peut encore gêner ceux qui ont été abreuvé de propagande durant les dictatures – propagande qui dépeignait les Nordistes en fous furieux voire en monstres. L’apparence très maoïste des militaires du film peut aussi rappeler les bataillons – dérangeants car difficilement classables –de résistants coréens engagés dans l’armée chinoise au début du xxe siècle. Les aspects russophiles des intérieurs de la maison, pour leur part, rappellent l’importante implication des Coréens dans l’Armée rouge de Staline (Kim Il-song lui-même en était issu). Sans compter que le film est adapté d’un roman de Yan Lianke, certes interdit en Chine, mais dont l’auteur n’a jamais renié son allégeance au Parti communiste de son pays.
Par-delà ces aspects historico-politiques, rappelons que le confucianisme est toujours dominant en Corée du Sud aussi. Les outrages à la tradition sont donc ressentis des deux côtés de la zone démilitarisée (DMZ). Sans faire mention d’aucunes de ces probables « raisons » profondes, la critique locale a majoritairement dénoncé le film comme trop érotique, pas assez anticommuniste ou mal fait. Sachant que son film allait être rapidement retiré des salles, le cinéaste a presque dû faire son autocritique devant les médias sud-coréens. Serve the People, distribué en dehors des majors, a malgré tout engrangé près de 100 000 entrées locales en période de reprise de la pandémie. Auteur d’un film d’horreur remarqué, Bedevilled (2010), d’une comédie à gros budget qui déjà mettait en scène des Nord-Coréens, Secretly, Greatly (2013), puis d’un thriller en Chine, Murder atHoneymoon Hotel (2016), Jang Cheol-soo semble, par ses choix de films à risque, vouloir marcher sur les pas de son mentor Kim Ki-duk, aujourd’hui décédé et auteur de The Net en 2016 sur les mésaventures d’un pauvre pêcheur nord-coréen à la fois au Nord et au Sud. Le durcissement actuel des tensions entre Nord et Sud risque de mettre au placard des films comme Serve the People.
- 1. Voir Yan Lianke, Servir le peuple [2005], trad. par Claude Payen, Paris, Picquier, 2006.